L'AUTONOMIE DE
L'ARTICLE L. 432-6-1 DU CODE DU TRAVAIL
- à propos d'une
ordonnance de référé rendue
par le tribunal de
commerce de Marseille le 7 novembre 2001
Adeline
Cerati-Gauthier
Docteur en droit
La
décision rapportée est, à notre connaissance, la première à faire application
des nouvelles dispositions de l’article L. 432-6-1 du Code du travail issu de
la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques [1].
L’article
L. 432-6-1 du Code du travail est ainsi rédigé : « Dans les sociétés, le
comité d’entreprise peut demander en justice la désignation d’un mandataire
chargé de convoquer l’assemblée générale des actionnaires [2] en cas d’urgence ».
Les
faits présentés au président du tribunal de commerce de Marseille étaient les
suivants. Le comité d’entreprise de la société anonyme Gemplus ayant eu
connaissance de faits préoccupants, a demandé, conformément à l’article L.
432-5 du Code du travail, des explications à la direction de la société,
laquelle n’a apparemment donné aucune réponse satisfaisante. Le comité
d’entreprise a alors mandaté le cabinet ECO afin d’établir un rapport sur ces
faits. Ce rapport, qui a en effet révélé un certain nombre d’irrégularités ou
d’éléments de nature à légitimement inquiéter le comité d’entreprise [3], a été transmis au commissaire aux comptes et au conseil de
surveillance de la société. C’est le silence observé par ce dernier et la
volonté du comité d’entreprise de faire parvenir ces informations à la
connaissance des actionnaires qui l’a conduit devant le président du tribunal
de commerce. En application de l’article L. 432-6-1 du Code du travail, le
comité a sollicité la nomination d’un mandataire chargé de convoquer une
assemblée d’actionnaires et demandé que soit inscrit à l’ordre du jour de cette
assemblée le texte des résolutions proposées.
La
société Gemplus, pour s’opposer à la demande du comité, a contesté la
recevabilité et le bien fondé de l’action.
Ce
n’est pas la première fois que cette faculté de demander la nomination d’un
mandataire chargé de convoquer une assemblée est offerte par le législateur.
L’article L. 225-103-I-2° du Code de commerce prévoit déjà que l’assemblée peut
être convoquée par un mandataire, désigné en justice, à la demande de tout
intéressé en cas d’urgence [4]. On ne peut manquer de relever les similitudes de ce texte avec
celui introduit dans le Code du travail par la loi relative aux nouvelles
régulations économiques. Le tribunal a pourtant choisi de s’écarter de
l’interprétation qui a été faite de cette disposition du droit des sociétés
pour consacrer « l’autonomie » de l’article L. 432-6-1 du Code du
travail.
L’occasion
était ainsi donnée au tribunal de commerce, dans cette ordonnance de référé du
7 novembre 2001 [5], de préciser les conditions propres d’application de cette
nouvelle disposition en ce qui concerne tant la recevabilité de l’action que
son bien fondé. Il en a également profité pour apporter des précisions sur les
modalités de tenue de l’assemblée convoquée.
I. La recevabilité
de l’action du comité d’entreprise.
La
société Gemplus entendait faire constater par le juge le défaut d’intérêt et de
qualité pour agir du comité d’entreprise.
Selon
le juge, c’est bien l’intérêt de « l’universalité du personnel »
de la société que le comité d’entreprise voulait défendre. C’est déjà dans cet
intérêt qu’il avait mis en oeuvre son droit d’alerte, le rapport du cabinet ECO
ayant confirmé « l’existence de faits de nature à affecter de manière
préoccupante la situation économique de l’entreprise » [6]. En demandant la nomination du mandataire chargé de convoquer
l’assemblée d’actionnaires, le comité d’entreprise assure
l’ « expression collective des salariés », conformément à la
mission qui lui est confiée par l’article L. 431-4 du Code du travail.
La
qualité pour agir du comité est également reconnue par le juge. Elle est
déduite de sa capacité juridique à agir dans le cadre de sa mission définie par
l’article L. 431-4 du Code du travail.
Mais la société contestait surtout la qualité pour agir des
représentants du comité d’entreprise. Ceux-ci n’auraient pas disposé d’un
mandat spécial aux fins d’intenter la présente action. L’argument ainsi avancé
est balayé par le tribunal qui, même s’il reconnaît l’irrégularité formelle du
mandat conféré à ces personnes, relève que « le mandat de diligenter
toute procédure conféré à Messieurs C. et C. s’inscrit dans le cadre du
déroulement de la procédure d’alerte déclenchée par le comité d’entreprise ».
En tout état de cause, l’irrégularité était couverte en application de
l’article 121 du nouveau Code de procédure civile, le comité ayant confirmé le
mandat lors d’une réunion postérieure.
La
recevabilité de l’action du comité d’entreprise ne faisait donc pas de doute. Bien
plus intéressante était la question de savoir si l’action du comité
d’entreprise était bien fondée.
II. Le bien fondé de
l’action du comité d’entreprise : l’autonomie de l’article L. 432-6-1 du Code
du travail.
S’il
s’était agi d’examiner la demande faite sur le fondement de l’article L.
225-103-II-2° du Code de commerce, le juge aurait eu à vérifier que certaines
conditions étaient remplies avant de faire droit à la demande de l’intéressé.
Ce dernier aurait bien évidemment dû faire la preuve que sa demande était
justifiée par l’urgence, l’urgence supposant « un péril pressant »
ou « un retard ( qui
) entraînerait un préjudice irréparable » [7]. Le juge aurait dû ensuite constater que la convocation de
l’assemblée était conforme à l’intérêt de la société et non pas seulement à
celui particulier du demandeur [8]. Selon la société Gemplus, ces conditions n’étant pas remplies,
la demande du comité devait être rejetée. Elle conteste en outre l’existence
« d’une situation exceptionnelle », ce qui devrait, selon
elle, également conduire le tribunal à conclure à l’absence de bien fondé de la
demande du comité. Notons, dès à présent, que même si finalement le tribunal a
accepté de vérifier l’existence d’une situation exceptionnelle, cette condition
n’a, à notre connaissance, jamais été exigée par les juges faisant application
de l’ancien article 158 de la loi du 24 juillet 1966. L’urgence et la
conformité à l’intérêt social suffisaient à faire droit à la demande de l'intéressé.
Or,
la disposition en cause étant différente de celle de l’article L. 225-103-II-2°
du Code de commerce, le tribunal a choisi d’écarter les conditions précédemment
évoquées. Le juge tient compte, pour se faire, de la place de la disposition en
cause. « Le législateur a volontairement introduit cette disposition
dans le Code du travail et non point dans le Code de commerce, ce qui est en
fait une disposition sui generis autonome ». Il ne devenait donc
nécessaire que de s’interroger sur la notion d’urgence. Etait spécialement en
cause un projet de délocalisation d’une partie de l’activité à l’étranger.
Pour
qualifier l’urgence au sens de l’ancien article 158 de la loi du 24 juillet
1966, les juges ne tenaient compte que de l’intérêt de la société. C’était à
l’égard de la société et non de l’intéressé demandeur que l’urgence devait être
appréciée [9]. La société Gemplus, relevant que cette délocalisation ne pouvait
« affecter de manière préoccupante ( sa ) situation économique »,
conclut à l’absence d’urgence.
Une
nouvelle fois, le juge rappelle l’autonomie de la disposition introduite dans
le Code du travail et en déduit que « ce texte ne concernant que le
comité d’entreprise, c’est donc à l’évidence sous l’angle du comité
d’entreprise et des intérêts dont il a pour mission d’assurer l’expression
qu’il convient de l’interpréter ». Même si la situation économique et
financière de l’entreprise n’est pas mise en péril, les salariés de la société
Gemplus pouvaient légitimement s’inquiéter des conséquences qu’aurait cette
éventuelle délocalisation sur le maintien de leurs emplois au sein de
l’entreprise. Le fait que la direction de la société n’ait pas répondu aux
questions posées dans le cadre de la mise en oeuvre de la procédure d’alerte
n’était, qui plus est, pas de nature à les rassurer. Cette constatation a suffit au juge pour déclarer l’urgence
caractérisée au sens de l’article L. 432-6-1 du Code du travail.
Le
tribunal poursuit toutefois en faisant remarquer qu’il n’est pas « illogique,
pour déterminer les conditions de sa mise en oeuvre, de ne pas écarter toute
référence à la jurisprudence relative à l’article L. 225-103-II-2° du Code de
commerce », et accepte donc, comme il y était invité, d’examiner le
caractère exceptionnel de la situation et la conformité de la demande à
l’intérêt social.
Selon
le tribunal, la situation exceptionnelle était avérée et se caractérisait pas
le fait que la procédure d’alerte déclenchée par le comité d’entreprise n’avait
pas été menée à son terme, le conseil de surveillance ne s’étant pas réuni pour
examiner le rapport présenté par le comité d’entreprise. Il conclut, en
rappelant à nouveau l’autonomie de l’article L. 432-6-1 du Code du travail.
« Bien que l’existence d’une situation exceptionnelle ne soit pas
exigée par le texte de l’article L. 432-6-1 du Code du travail ( ... ), il
n’est pas douteux qu’une situation exceptionnelle s’est manifestée dans le
cadre des relations sociales au sein de la société ».
S’agissant
de la condition de conformité à l’intérêt social, la société Gemplus invoquait
encore une fois la jurisprudence rendue en application de l’article L.
225-103-II-2° du Code de commerce pour contester le bien fondé de la demande.
La nomination d’un mandataire chargé de convoquer une assemblée ne serait pas
ici justifiée en l’absence de constatation d’un conflit entre la société et ses
actionnaires ou ses filiales [10]. Le juge a à nouveau choisi d’abandonner cette interprétation.
Selon lui, l’intérêt à agir du comité d’entreprise ne s’écarte pas de l’intérêt
de la société Gemplus. « Une bonne information du personnel est de
nature à engendrer un climat social apaisé induisant un fonctionnement
harmonieux de l’entreprise ». La demande faite par le comité
d’entreprise devra donc bien être conforme à l’intérêt social, et pas seulement
à l’intérêt des salariés; mais la notion d’intérêt social devra être entendue
de façon large, plus proche, comme le souligne d’ailleurs Monsieur le
professeur Saintourens [11], de la notion d’intérêt de l’entreprise.
La
recevabilité de l’action établie et la condition d’urgence remplie, le tribunal
fait droit à la demande du comité d’entreprise mais souligne « toutefois
que la réponse à y apporter suscite elle-même certaines interrogations »
relatives à la tenue de l’assemblée qui sera convoquée.
III. La tenue de
l’assemblée : un retour aux règles du droit des sociétés.
Dans
le silence du texte de l’article L. 432-6-1 du Code du travail, ces questions
devront être réglées au regard des dispositions du droit des sociétés.
Il
s’agira pour le mandataire, d’après le tribunal, de convoquer une assemblée
générale ordinaire, le comité d'entreprise n’ayant sollicité aucune
modification statutaire. La présidence de l’assemblée sera assurée par le
mandataire chargée de la convoquer, en application de l’article 146 du décret du
23 mars 1967.
L’ordre
du jour proposé par le comité d’entreprise ne satisfaisait visiblement pas aux
prescriptions légales et réglementaires. D’une part, il n’appartient pas au
comité d’entreprise de fixer l’ordre du jour de l’assemblée. L’article L. 432-6-1
alinéa 2 ne lui a offert que la faculté de « requérir l’inscription des
projets de résolutions à l’ordre du jour des assemblées ». En effet, il
résulte, selon le tribunal, de la combinaison des articles L. 225-105 du Code
de commerce et de l’article 122 du décret du 23 mars 1967, que l’ordre du jour
doit être fixé dans l’ordonnance de référé. D’autre part, les questions
inscrites à l’ordre du jour aurait dû être « libellées de telle sorte que
leur contenu et leur portée apparaissent clairement, sans qu’il y ait lieu de
se rapporter à d’autres documents » [12]. Or, avant de se prononcer, il était nécessaire que les
actionnaires se reportent au texte des résolutions proposées annexé aux
conclusions en réponse du comité d’entreprise.
Le
contenu de ces résolutions suscitaient, elles aussi, certaines interrogations.
Pour résumer, le comité d’entreprise attendait des actionnaires qu’ils
révoquent les membres du directoire, qu’ils mandatent le conseil de
surveillance en vue de transmettre le rapport au conseil d’administration de la
société mère et les représentants légaux afin de poursuivre les auteurs des
abus dénoncés et enfin qu’ils donnent tous pouvoirs à la direction de la
société pour signer un accord garantissant l’emploi et les droits des salariés.
Seule
la proposition de révocation des membres du directoire sera retenue par le juge
[13]. Les autres propositions supposant la réalisation d’actes de
gestion seront rejetées faute pour l’assemblée d’être compétente pour effectuer
ces actes [14].
Le
retour indispensable aux règles du droit des sociétés n’en permet pas moins de
conclure, avec le juge, à l’autonomie de l’article L. 432-6-1 du Code du
travail au regard de l’interprétation faite des conditions nécessaires à
l’application de l’article L. 225-103-II-2° du Code de commerce. La condition
d’urgence remplie, le juge devrait faire droit à la demande du comité
d’entreprise de nomination d’un mandataire chargé de convoquer une assemblée.
Le
tribunal répond ainsi à ceux qui s'interrogeaient sur l’utilité de cette
nouvelle disposition [15]. Les conditions d’accès à la demande du comité d’entreprise sont
moins sévèrement appréciées que celles autorisant à « tout
intéressé » de demander la nomination d’un mandataire en application de
l’article L. 225-103-II-2° du Code de commerce.
1 V. plus généralement sur
les pouvoirs du comité d’entreprise depuis la loi du 15 mai 2001 : B.
Saintourens, Les prérogatives du comité d’entreprise après la loi relative aux
nouvelles régulations économiques, Bull. Joly 2002, p. 7; N. Vignal, Les
nouveaux pouvoirs du comité d’entreprise, Dr. et patrimoine nov. 2001, p. 68
s.; B. Jadaud, La participation du comité d’entreprise aux assemblées générales
d’actionnaires, Petites affiches 18 juill. 2001, p. 4; F. Taquet, La loi sur
les nouvelles régulations économiques, L’amélioration des conditions
d’information des comités d’entreprise, JCP, éd. G, 2001, p. 1357.
2
Les premiers commentateurs de cette
disposition se sont déjà interrogés sur le point de savoir si le comité
d’entreprise pouvait aussi solliciter la désignation d’un mandataire chargé de
convoquer une assemblée d’associés. Le texte est équivoque. Il débute par
« dans les sociétés », ce qui laisse supposer que son champ d’application
est étendu même aux sociétés autres que par actions, mais ne vise que
l’assemblée « d’actionnaires ». Sa place au sein du Code du travail (
après l’article L. 432-6 qui n’intéresse que les sociétés par actions ) a fait
également dire à certains que « la règle nouvelle a vocation à
s’appliquer, au premier chef, dans la société anonyme » ( H. Le
Nabasque, Petites affiches 5 juill. 2001, p. 7. Dans le même sens, B.
Saintourens, préc.).
3 Avantages exorbitants accordés
à certains dirigeants, situation préoccupante du secteur de la téléphonie
mobile ( d’ailleurs confirmée par la suite et qui s’est traduite par l’annonce
récente de la suppression de plus d’un millier d’emplois ), entrave aux
attributions du comité d’entreprise, abus de pouvoirs et/ou de voix et projet
de délocalisation à l’étranger d’une partie de l’activité.
4 ou à la demande d’un ou
plusieurs actionnaires réunissant au moins 5 % du capital social, ou d’une
association d’actionnaires.
5 BRDA 2001, n° 22; Bull.
Joly 2002, p. 106; Dr. et patrimoine, à paraître, obs. D. Poracchia.
6 Art. L. 432-5 C. trav.
7 D. Bastian, note sous
Paris 28 mai 1947, JCP, éd. G, 1948, II, 4116.
8 Paris 15 mars 1990, D.
1992, som., p. 79, obs. Bousquet; Paris 15 sept. 1992, Dr. sociétés 1993, n°
98, obs. H. Le Nabasque; Colmar 24 sept. 1975, D. 1976, p. 348, note Y. Guyon.
9 Paris 28 mai 1947, préc.
10 V. Cass. com. 22 avr. 1966, Bull., n° 191.
11 B. Saintourens, préc., p.
11.
12 Art. 123 al. 2 D. 23 mars 1967.
13 Art. L. 225-61 C. com. :
« les membres du directoire ( ... ) peuvent être révoqués par l’assemblée
générale ... ».
14 Art. L. 225-64 C. com. :
« le directoire est investi des pouvoirs les plus étendus pour agir en
toute circonstance au nom de la société ... ».
15 V. notamment H. le
Nabasque, préc.; N. Vignal, préc.