GLOSE – ACTUALITÉS - janv. 2005

Commentaires de droit des sociétés 

par

Bruno DONDERO,

Maître de conférences à l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne.

 

Inapplicabilité du délit d'abus des biens sociaux dans le cadre d’une société de droit étranger

 

Crim., 3 juin 2004 (Bull. crim., n° 152 ; D. 2004, AJ, p. 2440, obs. A. Lienhard ; Bull. Joly 2004, p. 1373, note M. Menjucq ; Rev. sociétés 2004, p. 912, note B. Bouloc).

 

 

Par cette longue décision, la Cour de cassation censure partiellement un arrêt de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence en date du 19 décembre 2002, qui avait condamné l'administrateur d'une SARL à diverses peines, en retenant notamment la constitution du délit d'abus de biens sociaux. Le titre du dirigeant concerné – administrateur de SARL – révèle déjà la particularité de la société dont les biens avaient été affectés à un usage contraire à l'intérêt social. Il s'agissait en effet d'une société de droit étranger (elle avait son siège social à Jersey). La loi pénale française pouvait cependant être intéressée par les méfaits de l’administrateur de SARL, puisque les faits reprochés au prévenu (paiement partiel du cautionnement mis à sa charge par un magistrat instructeur au moyen de fonds sociaux ; règlement de loyers par débit du compte courant de la société) avaient été commis « à partir de comptes bancaires en France ».

 

L'art. 113-2 du Code pénal, qui dispose que « la loi pénale française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République » et que « l'infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu'un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire » justifiait d’une application de principe de la loi pénale française.

 

Mais encore faut-il distinguer, parmi les lois pénales.

Ce qu'affirme cet arrêt de manière inédite en jugeant que « l'incrimination d'abus de biens sociaux ne peut être étendue à des sociétés que la loi n'a pas prévues, telle une société de droit étranger », c’est que le délit d’abus des biens sociaux, prévu par les art. L. 241-3 et L. 242-6 du Code de commerce, est une infraction qui ne peut concerner que le détournement des actifs des sociétés concernées par ces textes : SARL et sociétés par actions de droit français (ainsi, faut-il ajouter, que les autres sociétés pour lesquelles un texte spécial prévoit l’applicabilité de cette infraction, telles que les sociétés en commandite par actions ou les sociétés par actions simplifiées).

 

L'infraction d’ABS, qui n'est prévue que pour certaines formes sociales, ne saurait être étendue à d'autres. L’arrêt commenté serait ainsi fondé, ainsi que le révèle la formule quelque peu maladroite qu'il emploie, sur le principe d'interprétation stricte de la loi pénale, affirmé par l'art. 111-4 du Code pénal.

 

Cependant, même en l’absence d’applicabilité des textes sanctionnant l’ABS, les détournements commis par le dirigeant d'une société de droit étranger en France ne resteront pas nécessairement impunis, puisque c’est un texte d’application plus générale (l’art. 314-1 du Code pénal, sanctionnant l’abus de confiance) qui pourra recevoir application, ainsi que le rappelle d’ailleurs la Chambre criminelle. L’abus des biens des sociétés étrangères sera traité, à cet égard, de la même manière que l’abus des biens des sociétés de personnes, société en nom collectif et société civile (pour une application du délit d’abus de confiance au gérant d’une SNC, v. Crim., 10 avril 2002, Bull. crim., n° 86).

 

On ne peut qu’approuver la solution retenue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, en ce que la solution retenue par la Cour d’appel d’Aix-en-Provence (après la Cour d’appel de Paris – v. Paris, 9 décembre 1992, Gaz. Pal. 1993, I, p. 401, note J.-P. Marchi, à propos d’une société de droit congolais), qui se trouve donc écartée, était fort difficile à mettre en œuvre, ainsi que le révèle la décision attaquée elle-même. Il semble en effet que les art. L. 241-3 et L. 242-6 du Code de commerce, qui sanctionnent respectivement l'ABS commis au préjudice d'une SARL et celui commis au préjudice d'une société anonyme, avaient fondé ensemble la condamnation prononcée contre le prévenu. Cela démontrait suffisamment la difficulté de l'application de ces textes à des sociétés étrangères, qui impliquerait de faire rentrer les sociétés de droit étranger dans les catégories du droit français. La cour d'appel, bien qu'ayant pris ce parti, n’avait semble-t-il pas pu choisir entre les deux textes. On comprend l'embarras qui avait pu être le sien. On peut en effet penser qu'une SARL de droit jersiais devrait être assimilable à une SARL de droit français, et relever par conséquent de l'art. L. 241-3. Mais le fait que cette « SARL » soit dirigée par des « administrateurs » ne la rapproche-t-il pas d'une société anonyme, et ne justifie-t-il pas l'application de l'art. L. 242-6 du Code de commerce ? Question complexe, qui se serait posée dès que l’on aurait voulu faire application de l’infraction d’abus des biens sociaux aux dirigeants d’une société qui n’est pas visée par les art. L. 241-3 et L. 242-6.

 

 

 

 

Extraits de la décision commentée :

 

(…) Vu l'article 593 du Code de procédure pénale, ensemble les articles L. 241-3 et L. 242-6 du Code de commerce ;

Attendu que le juge répressif ne peut prononcer une peine sans avoir relevé tous les éléments constitutifs de l'infraction qu'il réprime ;

Attendu que, pour déclarer Alain X... coupable d'abus de biens sociaux, l'arrêt attaqué, par motifs propres et adoptés, énonce que celui-ci, administrateur de la SARL Marina Leisure Industries Limited (MLIL), propriétaire de l'hôtel Bellevue à Antibes, ayant son siège social à Jersey, et gérant de fait de la SARL Marina Leisure, gérante de l'hôtel et située à Antibes, a réglé le cautionnement mis à sa charge par le magistrat instructeur en partie avec les fonds de la société MLIL et a occupé un appartement à Antibes dont les loyers ont été également réglés par débit du compte courant de cette société, que les faits reprochés ont été commis par le prévenu à partir des comptes bancaires en France, que la loi pénale française s'applique aux délits commis en France et que les articles 425 et 437 de la loi du 24 juillet 1966, devenus les articles L. 241-3 et L. 242-6 du Code de commerce, sont des dispositions pénales qui doivent s'appliquer quelle que soit la nationalité de la société victime des agissements du prévenu ;

Mais attendu qu'en l'état de ces seules énonciations, alors que l'incrimination d'abus de biens sociaux ne peut être étendue à des sociétés que la loi n'a pas prévues, telle une société de droit étranger, et pour lesquelles seule la qualification d'abus de confiance est susceptible d'être retenue, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;

D'où il suit que la cassation est encourue ;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens proposés,

CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en date du 19 décembre 2002, mais en ses seules dispositions ayant condamné Alain X... du chef d'abus de biens sociaux, toutes autres dispositions étant expressément maintenues (…).