Auteur: | Frédéric Leplat (Avocat à la Cour – Docteur en droit - Enseignant à l'Université - Editeur du site Glose) |
Citation: | Frédéric Leplat, "Décisions de justice publiées sur Internet : pour le droit à l’anonymisation sur simple demande", http://www.droit-technologie.org , 10 Mai 2002 |
Faciliter à tous les professionnels et plus largement aux citoyens un accès dans les mêmes conditions aux décisions de justice relève d’une mission d’intérêt général. La loi du 12 avril 2000 le confirme en proclamant le droit et la liberté d’accès aux règles de droit.
Actuellement, la publication sur Internet des décisions de justice est essentiellement assurée par des personnes privées. Deux sites, l’un en droit privé, Glose (www.glose.org), l’autre en droit administratif, RAJF (www.rajf.org) créé par Benoit Tabaka, publient gratuitement respectivement la jurisprudence de la Cour de cassation et de celle du Conseil d’Etat Au moment où l’Etat envisage d’assumer ses missions de service public sur Internet en publiant gratuitement sur Internet les décisions de la Cour de cassation et des juges du fond, la CNIL a recommandé le 29 novembre 2001 aux éditeurs de bases de données de décisions de justice librement accessibles sur des sites Internet de s'abstenir d'y faire figurer le nom et l'adresse des parties au procès ou des témoins. Par ailleurs, cette autorité indépendante estime que les éditeurs de bases de données accessibles, moyennant paiement, par Internet ou par CD-ROM doivent s'abstenir à l'avenir d'y faire figurer l'adresse des parties au procès ou des témoins.
Certains se montrent encore plus exigeants et considèrent que l’anonymisation s’impose sans restrictions aux bases payantes (G. Desgens-Pasanau, L'anonymisation des décisions de justice sur Internet, JDNet, 26 février 2002).
Juridiquement, rien ne justifie d’ériger en principe l’anonmysation systématique des bases de données de jurisprudence. Economiquement, l’anonymisation systématique représente un obstacle insurmontable pour les éditeurs de sites gratuits, mais également un frein à l’intervention de l’Etat. Une telle mesure risque ainsi de compromettre l’égalité d’accès aux sources juridiques.
Le droit français et le droit international adoptent un principe de publicité de la justice. Ce principe est consacré par les textes les plus élevés de la hiérarchie des normes. Tel est le cas de l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme du 10 décembre 1948 qui reconnaît à toute personne le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial. Ce principe figure également à l’article 6§1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), et à l’article 14 § 1 du pacte international de l’ONU relatif aux droits civils et politiques. Il se retrouve dans de nombreuses dispositions de notre procédure civile. Ainsi, les jugements sont en principe prononcés publiquement (art. 451 NCPC). Tout « jugement rendu publiquement peut être reproduit, tel quel, par quelque moyen et sur quelque support que ce soit » (A. Perdriau, L’ « anonymisation » des jugements civiles, JCP éd. G.I.163). La liberté d’expression prend alors le relais (art. 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ; art. 10 de la CEDH).
Très exceptionnellement, le principe de publicité est automatiquement écarté. Le législateur concilie, d’un côté la publicité de la justice et la liberté d’expression, et, d’un autre côté, le respect de la vie privée, en dressant une liste limitative de domaines échappant au principe de publicité de la justice. Les principales exceptions se rencontre en matière pénale. A titre d’exemple, la loi du 15 juin 2000 interdit la diffusion, quel qu’en soit le support, des circonstances d’un crime ou d’un délit, lorsque cette reproduction porte atteinte à la dignité de la victime.
La publication de décisions de justice sur Internet, et leur intégration dans des bases de données, doivent en outre respecter les dispositions spécifiques de la loi informatique et libertés du 6 janvier 1978 qui aurait déjà du être remplacée par la transposition de la directive communautaire du 24 octobre 1995. En effet, les décisions de justices comportent des informations nominatives sur des personnes physiques (art. 5 de la loi du 6 janv. 1978), autrement dit, des données à caractère personnel (art. 2 de la directive du 24 oct. 1995). Ces textes protègent les libertés individuelles et notamment le respect de la vie privé en accordant principalement un droit à l’anonymisation sur simple demande dont l’initiative appartient à la personne concernée. Toute personne physique dont les informations nominatives font l’objet d’un traitement automatisé dispose d’un droit de rectification des donnés la concernant, ainsi que du doit de s’y opposer pour des raisons légitimes.
Par ailleurs, la distinction opérée par CNIL entre les bases de données accessibles gratuitement et celles dont l’accès est payant ne convainc pas. Elle justifie cette position par l’indexation dans les moteurs de recherche des sites gratuits. Mais une telle constatation ne peut justifier une nouvelle extension de la responsabilité du fait d’autrui en rendant l’éditeur d’un site responsable des méthodes d’indexation des moteurs de recherche. En outre, les sites payants n’hésitent pas à créer des pages accessibles gratuitement afin de se faire référencer sur ces moteurs de recherche.
Au plan international, l’anonymisation systématique est l’exception. Si en Allemagne, aux Pays-Bas, et Portugal l'anonymisation tend à prévaloir (Recommandation de la CNIL du 29 novembre 2001), il n’en demeure pas moins que la situation inverse prévaut pour les juridictions internationales comme des juridictions nationales d’autres Etats étrangers. Ainsi, une recherche par le nom des parties est possible pour les arrêts de la CJCE et du TPICE (http://curia.eu.int) ou par le nom du défendeur pour les arrêts de la CEDH (http://www.echr.coe.int). En Belgique, l’avis de la Commission de la Protection de la vie privée du 23 décembre 1997 recommandait que les décisions ne soient pas indexées à partir du nom des parties. Cet avis n’était pas partagé par le Ministre de l’Intérieur qui estimait dans un rapport du 7 juillet 1997 que la publicité des décisions de justice est protégée par la constitution. Actuellement, les décisions publiées dans la base de donnée publique n’ont pas été anonymisées (http://www.cass.be). Des bases de données nominatives existent également dans la plus part des pays européens (Royaume–Uni : http://www.bailii.org ; au Portugal : http://www.diramb.gov.pt). La Haute Cour d’appel britannique considère dans un arrêt du 23 octobre 1988 que l’introduction d’une action en justice présume le consentement à la publicité de la procédure. De même, au Canada, la publication des décisions par Canlii (http://www.canlii.org), sous l’impulsion de l’Université de Montréal (http://www.lexum.umontreal.ca) ne s’est pas accompagnée d’une anonymisation systématique.
En conclusion, le droit à l’anonymisation sur demande de la personne concernée, pour motif légitime, d’une décision de justice publiée sur Internet, et intégrée dans une basse de donnée, concilie le principe de publicité de la justice, la liberté d’expression, et les libertés individuelles. Cet équilibre rejoint un courant majoritaire en France (E. Lesueur de Givry, La question de l’anonymisation des décisions de justice, Rapport de la Cour de cassation, 2000).