UNIVERSITE DE DROIT, D’ECONOMIE ET DES SCIENCES D’AIX MARSEILLE

 

FACULTE DE DROIT ET DE SCIENCE POLITIQUE

 

 

 

 

 

 

 

 

LE DROIT DE VOTE DE L’ASSOCIE

 

 

 

 

Thèse pour le doctorat en droit

Présentée et soutenue le 14 décembre 2001

Par

Renee KADDOUCH

 

 

 

 

 

 

 

Membres du Jury :

 

M. le Doyen Jacques MESTRE – Directeur de la recherche

Université de Droit, d’Economie et des Sciences d’Aix-Marseille

 

M. le Professeur Dominique VIDAL

Université de Nice Sophia-Antipolis

 

M. le Professeur François-Xavier LUCAS

Université de Nice Sophia-Antipolis

 

Mme le Professeur Catherine PRIETO

Université de Droit, d’Economie et des Sciences d’Aix-Marseille

 

M. le Professeur Didier PORACCHIA

Université de Droit, d’Economie et des Sciences d’Aix-Marseille


SOMMAIRE

 

 

 

PREMIERE PARTIE : LE DROIT DE VOTE, PREROGATIVE DE L'ASSOCIE CONTRACTANT

 

Titre I : Le droit de vote, un droit contractuel

 

Chapitre I : Un droit contractuel par ses règles d'attribution

 

Chapitre II : Un droit contractuel par ses conditions d'exercice

 

Titre II : Le droit de vote, un objet de contrats

 

Chapitre I : Les conventions sur la jouissance du droit de vote

 

Chapitre II : Les conventions sur l'exercice du droit de vote

 

 

DEUXIEME PARTIE : LE DROIT DE VOTE, PARTICIPATION AU GOUVERNEMENT DE LA SOCIETE

 

Titre I : La participation de l'associé au pouvoir de décision

 

Chapitre I : La nature juridique de la résolution d'assemblée générale

 

Chapitre II : Le caractère fondamental du droit de vote de l'associé

 

Titre II : Le poids de l'associé dans l'exercice du pouvoir de décision

 

Chapitre I : Le droit de vote, critère du pouvoir

 

Chapitre II : Le droit de vote, enjeu de pouvoir

 


 

INTRODUCTION

 

 

 

En 1906, Alain s'appliquait à définir la "démocratie pure", dans laquelle, conformément à l'étymologie ([1]), il voyait le "gouvernement du peuple par lui-même" : "un peuple instruit, qui délibère et discute ; un peuple éclairé par des spécialistes, éclairé par ses représentants, mais non pas gouverné par eux ; non, gouverné par lui-même : tel est l'idéal" ([2]). Le philosophe adoptait ainsi la conception libérale de la démocratie, issue des Lumières et héritée de la Grèce antique. Dans cette approche, les organes de l'Etat ne sont que les mandataires du peuple ; ils ne tirent pas leur pouvoir d'un droit propre, contrairement à l'Ancien régime, durant lequel l'autorité du Roi était fondée sur Dieu ([3]), mais de la volonté du peuple.

 

Le fondement de ce système politique réside donc dans la participation du peuple souverain aux affaires de la cité, par le choix de représentants. Est octroyé à chacun ([4]un droit de vote qui lui permettra de peser sur le destin collectif, en élisant ses gouvernants. La reconnaissance de l'individu comme fondement de la représentation et le triomphe de l'élection comme consentement à l'autorité de l'Etat font ainsi du vote l'acte majeur de la condition de citoyen. Celui-ci permet ainsi au gouverné de participer à la formation du bien commun. Dès lors, il se présente comme le moyen par lequel l'individu va participer à la formation de la volonté générale, expression de la Raison, libérée des dogmes et des croyances ([5]).

 

La Constitution du 4 octobre 1958, dans son article 3, affirme ce caractère universel du suffrage. Autrement dit, chaque citoyen français, et, à l'occasion des scrutins locaux, chaque ressortissant de l'Union européenne ([6]), est titulaire du droit de vote. Cette règle ne souffre d'aucune exception. Les textes internationaux posent le même principe. Ainsi, par exemple, selon l'article 21 de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948, "la volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics ; cette volonté doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote".

 

Ainsi reconnu, le droit de participer aux élections revêt une double fonction. Il permet de recenser les opinions individuelles au sein du corps social et de former la décision collective qui portera une majorité politique au pouvoir ([7]). Autrement dit, le vote est à la fois l'expression d'un avis sur une question ou un projet de société et le consentement donné à la décision qui en résulte ([8]).

 

Fondement de la démocratie, le vote connaît cependant une crise profonde. A l'occasion de chaque scrutin, local ou national, les analystes constatent une érosion de la participation des électeurs ([9]). Cette désaffection pour le droit de vote n'est que la manifestation d'un malaise du système politique représentatif, en liaison avec le phénomène de mondialisation ([10]).

 

Néanmoins, en dépit de ces vicissitudes, le droit de suffrage demeure la forme la plus aboutie de la participation du citoyen aux affaires de la cité. Dans ces conditions, on comprend que les groupements de droit privé se soient largement inspirés de l'organisation politique et en aient fait le moyen privilégié d'expression de leurs membres ([11]).

 

Ainsi, la loi du 10 juillet 1965, régissant la copropriété des immeubles bâtis, a, dans son article 22, reconnu à chaque copropriétaire le droit de vote dans les assemblées générales, seules habilitées à prendre les décisions du syndicat ([12]). Cette prérogative est si essentielle qu'aucun copropriétaire ne peut en être privé, même s'il est intéressé à la délibération. Toute assemblée à laquelle un de ses membres n'aurait pas été convoqué encourt l'annulation, même si l'absence du votant n'a eu aucune incidence sur le résultat du scrutin ([13]).

 

De même, dans les associations, chaque sociétaire dispose du droit de vote, même s'il peut en être privé pour des raisons disciplinaires ou tenant au non-respect de son obligation de verser une cotisation ([14]). Il n'est pas jusqu'au droit de la famille ([15]) ou au droit du travail ([16]) qui ne connaissent pas le principe de l'attribution du droit de vote à tout membre du groupement. Autrement dit, l'octroi d'un droit de suffrage est consubstantiel à toute organisation collective, personnifiée ou non.

 

Cependant, c'est en droit des sociétés que l'étude du droit de vote présente le plus grand intérêt. En effet, le droit de suffrage reconnu à chaque associé permet de distinguer la société d'un autre contrat ([17]) et fait toute son originalité. Le droit de vote n'a d'ailleurs jamais cessé de nourrir la réflexion, notamment dans la société anonyme ([18]).

Néanmoins, une théorie générale du vote de l'associé n'a jamais, à notre connaissance, été entreprise. Certes, la loi du 24 juillet 1966 a pris la société anonyme comme modèle ([19]), ce qui peut expliquer l'omniprésence doctrinale du vote de l'actionnaire. Néanmoins, en pratique, il ne s'agit pas des groupements les plus nombreux. Il a nous donc paru intéressant de nous pencher sur les autres formes sociales reconnues par la loi ([20]). Nous aborderons donc principalement les sociétés envisagées par le code de commerce, c'est à dire la société anonyme, la SARL ou encore la société par actions simplifiée… ainsi que la société civile. Ce faisant, nous le verrons, les règles régissant le droit de suffrage ne se distinguent pas fondamentalement de celles applicables aux sociétés anonymes.

 

La matière s'est en outre profondément renouvelée ces dernières années, sous l'effet de deux phénomènes, en apparence contradictoires.

 

En premier lieu, la pratique des affaires a été le théâtre d'un important mouvement de contractualisation ([21]), tant par la voie statutaire que extra-statutaire ([22]). Face au caractère sclérosant de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, unanimement dénoncé ([23]), les associés ont tenté d'assouplir le fonctionnement de leur groupement, en utilisant les techniques contractuelles, pour l'adapter à leurs besoins spécifiques. Le droit des sociétés se gauchit ainsi, du fait de sa confrontation avec les principes généraux du contrat. Mais, ces accords n'étant pas conclus ex nihilo, intéressant au premier chef la personne morale, ils ne sauraient être entièrement régis par le droit des obligations, et demeurent donc pour une large part soumis aux règles impératives du droit des sociétés. Autrement dit, droit des sociétés et droit des contrats s'enrichissent l'un l'autre de cette multiplication des accords entre associés ([24]). La loi du 3 janvier 1994, instituant la société par actions simplifiée, aménagée par celle du 12 juillet 1999, s'inscrit incontestablement dans cette tendance ([25]). Dans ces conditions, la doctrine a milité en faveur d'une admission de principe des conventions relatives au droit de vote, et la jurisprudence a paru lui emboîter le pas ([26]).

 

En second lieu, en liaison avec la mondialisation des marchés financiers, et la mondialisation voire l'américanisation du droit qui en résulte ([27]), les auteurs ont réfléchi sur l’opportunité de transposer en droit français les principes de la corporate governance anglo-saxonne ([28]). Ceux-ci sont inspirés par le souci de moraliser dans les sociétés faisant appel public à l’épargne les relations entre les dirigeants et les actionnaires, notamment les investisseurs institutionnels. Ils trouvent leur source majeure dans les théories micro-économiques modernes, d'obédience libérale, de l’agence et des droits de propriété, envisageant la société comme un nœud de contrats ([29]). Cette philosophie de primauté de l'actionnaire a été à l'origine de nombreux rapports. Ainsi, par exemple, un groupe de travail, présidé par Marc Viénot, a rendu un rapport, dit rapport Viénot, relatif au "conseil d'administration des sociétés cotées", qui émet un certain nombre de propositions destinées à favoriser le contrôle sur l'action des dirigeants sociaux et qui contient une définition de l'intérêt social, au cœur du projet sociétaire ([30]). Surtout, le rapport Pébereau sur "le capitalisme au XXI° siècle" étudie les moyens destinés à restaurer la toute-puissance de l'actionnaire et l'efficience de son droit de vote ([31]).

La loi du 15 mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques s'inscrit également dans cette perspective ([32]). Ainsi envisagé, le droit de vote demeure la prérogative la plus essentielle de l'associé, celle qui lui permet de la manière la plus efficiente de participer aux affaires sociales. Il convient donc de le protéger contre toutes les atteintes qu'il pourrait subir.

 

De prime abord, ces deux orientations majeures du droit des sociétés contemporain s'opposent largement. La finalité de la règle de droit, dans un domaine abandonné à la liberté contractuelle, est moins de protéger l'associé, que de garantir la bonne formation des contrats et leur exécution loyale ([33]). Dès lors, la libre conclusion de conventions sur le droit de vote pourrait porter atteinte au règles de la corporate governance, celles-ci postulant un suffrage libéré de toute entrave, intellectuelle ou juridique. En réalité, les deux aspirations du droit des sociétés sont parfaitement conciliables et complémentaires, comme en témoigne l'admission par le rapport Marini ([34]) des accords de vote et la restauration de la primauté de l'associé par cette même étude. Les conventions sur le droit de vote peuvent en outre permettre une meilleure concertation de l’actionnariat ([35]). De surcroît, nous le verrons, les règles du droit des contrats sont suffisantes à assurer la protection du droit de vote de l'associé qui s'engage dans des liens contractuels.

 

Cela étant, pour beaucoup ([36]), la conception du droit de vote, "droit à la nature complexe qui ne peut être saisi dans une formule unique" ([37]), serait largement fonction de la conception théorique de la société. Si l'on envisage celle-ci comme un contrat, le droit de suffrage présentera les caractères d'un droit subjectif, destiné à défendre les intérêts propres de son titulaire ([38]). Si l'on fait prévaloir l'une ou l'autre des théories institutionnelles, alors le droit de vote sera essentiellement perçu comme une fonction, visant à satisfaire l'intérêt du groupement. C'est la raison pour laquelle il convient de s'attarder sur la controverse séculaire relative à la nature juridique de celui-ci.

 

La doctrine classique, imprégnée de la philosophie libérale issue de la Révolution, analysait la société comme un contrat. Ce courant appliquait la doctrine de Rousseau, émise dans "Du contrat social", au sujet de l’Etat ([39]). Ces auteurs invoquaient à l’appui de leur position l’article 1832 du Code civil qui définissait la société comme "un contrat par lequel deux ou plusieurs personnes conviennent de mettre quelque chose en commun dans la vue de partager le bénéfice qui pourra en résulter". Pour eux ([40]), la société est une manifestation de volonté. Chaque contractant dispose d’un droit de vote. En conséquence, l’assemblée générale de la société, qui réunit tous les associés, est souveraine. Néanmoins, pour des raisons pratiques, les décisions sont prises à la majorité, les associés minoritaires étant présumés y avoir consenti à l’avance, lors de la formation du contrat. En outre, l’assemblée donne mandat à un ou plusieurs associés d’administrer la société. L’analyse contractuelle classique était donc liée au dogme de l’autonomie de la volonté, qui perdura tout au long du XIXe siècle.

 

Néanmoins, étant en étroite liaison avec la philosophie individualiste du Code civil, elle ne pouvait pas échapper à la crise du libéralisme. La doctrine privatiste continua cependant d’analyser la société comme un contrat. La remise en question de la thèse traditionnelle fut donc l’œuvre de deux maîtres du Droit public, Maurice Hauriou ([41]) et Léon Duguit ([42]).

Selon eux, la société ne repose pas sur un contrat mais sur un acte collectif. En effet, un contrat se caractérise par son caractère instantané alors que la société a vocation à s’inscrire dans la durée. De plus, les associés poursuivent un même intérêt alors que le propre du contrat est de faire naître deux situations opposées.

Une fois créée, la société n’est même plus un acte juridique mais une institution définie comme « une réalité que constitue soit un organisme existant lorsque s’y dégage la conscience d’une mission et la volonté de la remplir en agissant comme une personne morale soit une création lorsque le fondateur, découvrant l’idée d’une œuvre à réaliser, entreprend cette réalisation en suscitant une communauté d’adhérents ou encore une organisation sociale établie en relation avec l’ordre général des choses dont la permanence est assurée par un équilibre de forces ou par une séparation des pouvoirs et qui constitue par elle-même un état de droit » ([43]). Elle est toute entière tournée vers la réalisation de l’Idée qui a présidé à sa naissance ([44]). En d’autres termes, le fonctionnement de la société est calqué sur celui des personnes publiques et par conséquent régi par un principe de séparation des pouvoirs. Chacun des membres de l’institution est soumis à un principe supérieur d’autorité, qui justifie l’existence de la loi de la majorité. Selon cette analyse, les dirigeants ne sont pas les mandataires des associés mais les organes de l’institution, dont ils sont l'incarnation.

 

Cette doctrine rencontra un vif succès auprès de la doctrine ([45]). En effet, depuis la loi du 22 novembre 1913, l’assemblée générale extraordinaire pouvait modifier les statuts à la majorité des deux tiers, sous réserve de ne pas augmenter les engagements des actionnaires. En d’autres termes, les majoritaires pouvaient imposer une décision à leurs co-associés, au mépris des principes du droit des contrats. Les auteurs favorables à l’analyse contractuelle étaient dès lors embarrassés pour justifier ce pouvoir exorbitant du droit commun. Certains invoquaient un consentement anticipé des minoritaires lors de la constitution de la société ([46]), d’autres un mandat tacite qu’ils donneraient aux majoritaires. Aucun de ces arguments n’était convaincant car ils reposaient tous sur une fiction.

 

La théorie de l’institution fut renouvelée par deux courants.

Le premier fut la théorie de l’acte juridique collectif ([47]). Selon cette école, puisque la société ne fait pas naître deux situations antagonistes, celle de débiteur et celle de créancier, elle ne peut reposer sur un contrat mais sur un acte collectif. Celui-ci se caractérise par l’émission d’un faisceau de volontés concordantes ([48]) et a pour effet de donner naissance à une institution. Par ailleurs, cette catégorie particulière d’actes juridiques, définie comme un « accord de volontés semblables ayant toutes le même contenu et orientées vers la réalisation d’un but commun » explique la communion des membres de l’institution autour de l’Idée. ([49]). En cela, elle se situe dans le prolongement de la doctrine publiciste de Hauriou et de Duguit.

 

Le second courant doctrinal prolongeant l’analyse institutionnelle est celui de la théorie fonctionnelle de la société. Il a rencontré une audience considérable.

A la suite de Ripert, qui voyait dans la société anonyme « un merveilleux instrument créé par le capitalisme moderne pour collecter l’épargne en vue de la fondation et de l’exploitation des entreprises » ([50]), plusieurs auteurs ont axé leurs recherches sur l’entreprise ([51]). Pour eux, la société n’est qu’une technique au service d’une finalité, l’entreprise. Celle-ci étant dépourvue d’existence juridique, la technique sociétaire permet de la lui conférer. Selon M. le Professeur Jean Paillusseau, véritable initiateur de la doctrine, les conceptions institutionnelle et surtout contractuelle souffrent d’une lacune essentielle. Elles font en effet de la société un groupement de personnes et négligent sa dimension économique et sociale.

Cette nouvelle analyse marque selon ses partisans une véritable rupture avec les thèses antérieures ([52]) puisqu’elle introduit dans la relation sociétaire des intérêts étrangers à ceux des apporteurs de capitaux. En réalité, cette doctrine entrepreneuriale de la société se situe dans le prolongement de la thèse institutionnelle, l’Idée constitutive de l’institution pouvant s’assimiler à l’entreprise ([53]).

Cette doctrine a d’ailleurs été ultérieurement étendue à l’ensemble des personnes morales ([54]).

 

Certaines décisions rendues par les juridictions du fond ont expressément qualifié la société d’institution ([55]) mais elles sont demeurées marginales. La théorie de l’entreprise n’a jamais été consacrée par la jurisprudence, à l’exception de l’affaire Fruehauf ([56]), dont la solution s’expliquait bien plus par le contexte géopolitique.

A l’inverse, la doctrine contractualiste peut s’autoriser d’un arrêt rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes ([57]), aux termes duquel « les liens existant entre les actionnaires d’une société sont comparables  à ceux qui existent entre les parties à un contrat. La constitution d’une société traduit en effet l’existence d’une communauté d’intérêts entre les actionnaires dans la poursuite d’un objectif commun. Afin de réaliser cet objectif, chaque actionnaire est investi vis à vis des autres actionnaires et des organes de la société, de droits et d’obligations qui trouvent leur expression dans les statuts de la société. Il s’ensuit que pour l’application de la Convention de Bruxelles, les statuts de la société doivent être considérés comme un contrat, régissant à la fois les rapports entre les actionnaires et les rapports entre ceux-ci et la société qu’ils créent ».

Les tenants de l’analyse entrepreneuriale de la société ont cru voir dans la nouvelle rédaction de l’article 1832 du Code civil, issue de la loi n° 85-697 du 11 juillet 1985, consécration de leur thèse ([58]). Ce texte dispose désormais que « la société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager les bénéfices ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une seule personne ». Pour ces auteurs, qui s’appuient sur les travaux préparatoires, le législateur a non seulement voulu affirmer le caractère institutionnel de la société pluripersonnelle mais encore consacrer la doctrine de l’entreprise par la création de l’EURL. En effet, du fait de cette innovation, la pluralité d’associés ne serait plus de l’essence de la société. Par conséquent, celle-ci ne pourrait plus être analysée comme un groupement de personnes ([59]).

En réalité, il ne faut pas accorder à la terminologie légale plus d’importance qu’elle n’en a ([60]). Certes, la notion de contrat est complètement inadaptée pour expliquer la création et le fonctionnement de l’EURL. Néanmoins, la nouvelle définition de la société s’explique bien plus par la contradiction entre l’appellation « société », donnée à l’EURL, et la nature véritable de celle-ci, une entreprise individuelle.

 

Est-ce à dire que la société n'est qu'un contrat ? Nous ne le pensons pas et avec la doctrine moderne, nous penchons en faveur d'une analyse mixte de la société ([61]). Il semble en effet que cette conception médiane soit la plus conforme à la réalité, en ce qu’elle rend compte de certains aspects du groupement, tantôt irréductibles au schéma contractuel, tantôt inexplicables par les thèses institutionnelles.

Les auteurs synthétisent cette approche protéiforme de la manière suivante. La constitution de la société présenterait une nature irrémédiablement contractuelle alors que son fonctionnement s'inscrirait dans un cadre institutionnel ([62]).

Cependant, cette présentation ne convainc pas, du fait de son caractère par trop systématique ([63]). Certains aspects de la vie sociale peuvent traduire une emprise réelle du droit des contrats, alors que d'autres sont révélateurs de la prééminence de l'institution. Ainsi, par exemple, les relations des dirigeants sociaux avec les associés, au cœur du fonctionnement sociétaire, peuvent s'expliquer par les règles gouvernant le droit du mandat ([64]). En revanche, les structures du groupement sont régies par un principe de séparation des pouvoirs ([65]), d'ordre public ([66]), que le droit des contrats demeure impuissant à expliquer.

 

En cela, le débat sur la nature juridique de la société présente peu d'intérêt. Comme l'a montré M. le Professeur Dominique Schmidt, la société se présente comme une structure juridique, le plus souvent personnalisée, destinée à enrichir ses membres, tout en limitant leurs risques financiers ([67]).

Ainsi envisagée, la société est donc un contrat dont la particularité est de donner naissance à une personne morale, qui a vocation à l'inscrire dans la durée.

 

Cette nouvelle approche a irrémédiablement des incidences importantes sur le statut de l'associé. Bien que présentant un intérêt théorique et pratique majeur, le concept n'est pas défini par la loi et n'est que peu envisagé en tant que tel par la doctrine ([68]). Il nous semble cependant que la notion puisse être envisagée sous un double angle.

 

Parce que la société est avant tout un contrat, l'associé est celui qui apporte un bien, a vocation aux bénéfices et aux pertes et est animé de l'affectio societatis, comme le commande l'article 1832 du Code civil. L'associé se présente donc avant tout comme un contractant ([69]).

 

Mais, la société donne aussi naissance à un groupement. Celui-ci peut être ou non doté de la personnalité morale. Cependant, envisagé sous l'angle des droits de l'associé, cet aspect ne présente un intérêt que si la société jouit de la personnalité juridique. Dans le cas contraire, la société est dite créée de fait ou en participation. Elle est régie, ainsi que l'affirme l'article 1842 du Code civil, par les principes du droit des obligations. En d'autres termes, l'associé ne sera qu'un contractant et le vote perdra sa raison d'être, faute de structures juridiques dotées d'une certaine permanence. A l'inverse, lorsque la société donne naissance à une personne morale, l'associé se présente également comme le membre d'un groupement.

 

Cette dualité se retrouve lorsqu'il s'agit d'étudier le droit de vote. Celui-ci est octroyé à l'associé du seul fait de sa participation au contrat, comme la contrepartie de son entrée en société. Une question a d'ailleurs donné naissance à une controverse. Le droit de suffrage est-il est attaché au titre ou à la personne de l'apporteur ? Autrement dit, est-il attribué propter rem ou propter personam ? La question ne se pose dans toute son ampleur que dans les société au sein desquelles l'intuitus pecuniae joue un rôle prépondérant. Pour les sociétés dominées par l'intuitus personae, le droit de vote est nécessairement lié à la personne Les arrêts sont pour le moins ambigus qui font tantôt du droit de vote un "attribut essentiel de l'action" ([70]) tantôt une "attribut essentiel de [l'associé]" ([71]). Ce débat ne paraît toutefois présenter qu'un intérêt purement académique. Comme nous le verrons, du moment qu'il effectue un apport, l'associé se voit attribuer un titre, dont l'accessoire est le droit de vote. Cette règle ne souffre point d'exception ([72]). Autrement dit, dans tous les cas, l'attribution du droit de suffrage est la conséquence de l'entrée en société, que la société soit ou non la terre d'élection de l'intuitus personae.

 

Puisque la société est un contrat, l'associé, avant d'être le membre d'un groupement, est d'abord un contractant, protégé en tant que tel par les règles du droit des contrats. Celles-ci sont issues du droit commun des obligations et du droit commun des sociétés, défini aux articles 1832 et suivants du Code civil. Par conséquent, l'article 1844 qui attribue le droit de vote à chaque associé, est une trace de la nature contractuelle de la société. En cela, le droit de suffrage subit l'emprise du droit des contrats et peut être envisagé comme une prérogative de l'associé, pris en sa qualité de contractant.

 

Cependant, la société n'est pas seulement une accord de volontés. C'est également un groupement doté d'une existence propre et dont les organes sont impérativement fixés par la loi. Dès lors, l'associé est davantage qu'un contractant, il est également le membre de cette organisation collective personnifiée. Le droit de vote lui permet dès lors de peser sur le destin commun, à l'instar de celui dont jouit le citoyen. Le suffrage émis est un moyen, offert par le Droit, à l'associé de participer à la formation de la volonté sociale. Plus largement, il représente l'instrument privilégié de participation au pouvoir politique au sein de l'organisation sociétaire. Avec une doctrine autorisée, nous nommerons gouvernement de la société l'exercice de ce pouvoir politique ([73]). Le droit de vote donne donc à l'associé la faculté de participer à ce dernier.

 

PREMIERE PARTIE : LE DROIT DE VOTE, PREROGATIVE DE L'ASSOCIE-CONTRACTANT

 

DEUXIEME PARTIE : LE DROIT DE VOTE, PARTICIPATION AU GOUVERNEMENT DE LA SOCIETE


PREMIERE PARTIE : LE droit de vote, PREROGATIVE DE l'ASSOCIE CONTRACTANT

 

 

 

Comme l'a écrit un auteur, "nul ne peut prétendre analyser les mécanismes, fussent-ils les plus sophistiqués, du droit des sociétés, sans une référence constante au droit des obligations" ([74]). Ceci se vérifie s'agissant du droit de suffrage.

La société pluripersonnelle naît d'un contrat ([75]). L'article 1832 l'affirme très nettement. Le propre d'une convention est de donner naissance à une série de prérogatives, entendues comme toute faculté d'agir fondée en droit ([76]), reconnues à chaque contractant. Dès lors, du fait même qu'il est partie à un contrat de société, l'associé se verra octroyer le droit de vote. En cela, ce dernier apparaît comme un droit contractuel (Titre I).

 

Cependant, la nature contractuelle de la société présente un autre aspect. Elle implique que les associés puissent aménager librement leurs droits. Le contrat se présente ainsi comme un instrument de souplesse et d'ouverture au service des contractants. Néanmoins, la rigidité du droit des sociétés a conduit les associés à délaisser le cadre statutaire, sans l'abandonner totalement, utilisant ainsi les marges de liberté offertes par la loi, et à recourir aux accords extra-statutaires. Par conséquent, la nature contractuelle du droit de vote autorise son aménagement conventionnel. De droit contractuel, le droit de suffrage devient objet de contrats (Titre II).


TITRE I : LE DROIT DE VOTE, UN DROIT CONTRACTUEL

 

 

 

L'octroi du droit de vote à chaque associé découle des mécanismes volontaires inhérents au droit de sociétés. Par conséquent, la nature contractuelle du droit de vote se déduit des règles d'attribution de cette prérogative (Chapitre I).

Mais comme tout droit né d'une convention, le droit de suffrage doit être exercé de bonne foi, sans abus. En droit des sociétés, l'abus du droit de vote s'analyse comme un abus par déloyauté, selon la distinction établie par M. le Professeur Stoffel-Munck ([77]). En d'autres termes, la nature contractuelle du droit de vote découle également de ses conditions d'exercice (Chapitre II).


CHAPITRE I : UN DROIT CONTRACTUEL PAR SES REGLES D’ATTRIBUTION

 

 

 

D'après l'article 1844, "tout associé a le droit de participer aux décisions collectives". Cette règle, introduite par la loi n° 78-9 du 4 janvier 1978, est issue du droit commun des sociétés et concerne par conséquent toutes les formes sociales. Elle est la conséquence de l'affectio societatis et plus généralement de l'appartenance à une société. Elle repose donc sur des fondements contractuels (Section 1).

Cependant, ces derniers dans certaines formes sociales sont protégés des atteintes que pourraient leur faire subir les dirigeants sociaux. Il est en effet apparu nécessaire de prévoir un dispositif répressif dans les groupements à faible intuitus personae, afin de compenser la perte d'autonomie de l'associé, plus importante dans ces sociétés (Section 2).

 

 

Section 1 : Les fondements contractuels de l'attribution du droit de vote

 

Le contrat de société présente une nature particulière, il s'agit d'un contrat-organisation ([78]) par lequel les associés organisent leur collaboration. Ce devoir de coopération est traditionnellement dénommé affectio societatis. Il implique que chaque apporteur de capital puisse participer à la vie sociale. Dans ces conditions, cet affectio societatis ([79]), qui ne se présume pas ([80]) et qui est traditionnellement envisagé comme une condition de validité de la société, au même titre que les éléments expressément énumérés par l'article 1832 du Code civil, commande d'attribuer le droit de vote à chaque associé (§1).

L'octroi du droit de vote résulte également des mécanismes contractuels de l'entrée en société (§2).

 

§1- Une conséquence de l’affectio societatis

 

Si le concept d'affectio societatis est entouré d’un certain flou (A), auteurs et tribunaux reconnaissent qu’il fonde les prérogatives politiques de l’associé, notamment son droit de participation (B).

 

A. La notion d’affectio societatis

 

La Commission de modernisation du langage judiciaire a traduit l’expression « affectio societatis » par celle d’ « intention de s’associer » ([81]). La substitution de ce terme à la formule latine est regrettable. En effet, réduire l’affectio societatis à la volonté de former une société conduit à une impasse, l’un des intérêts du concept étant de permettre la qualification d’un contrat en société ([82]). Outre les difficultés inhérentes à l’emploi de termes latins ([83]), les incertitudes proviennent de ce que l’affectio societatis est « plus un sentiment qu’un concept juridique » ([84]).

La doctrine classique a vu dans la notion « une volonté de collaboration active, en vue d’un but commun qui est la réalisation d’un enrichissement par la mise en commun des capitaux et de l’activité des associés » ([85]). Selon cette approche objective, l’affectio societatis serait une volonté de participation à la vie de la société, active, égalitaire et intéressée.

C’est cette thèse qu’adopte majoritairement la jurisprudence. Ainsi, le tribunal de grande instance de Paris a-t-il estimé que le concept impliquait « pour les associés, outre leur vocation à la répartition des bénéfices une participation à la conduite des affaires sociales sur un pied d’égalité, un pouvoir de contrôle et de critique, un concours actif à l’administration de l’affaire » ([86]). Selon ce jugement, l’affectio societatis exige de chaque membre du groupement non seulement une vocation au contrôle de la société mais aussi une participation active à celui-ci ([87]). C’est d’ailleurs cette idée que reprend la Chambre commerciale, dans un arrêt du 3 juin 1986 ([88]). En l’espèce, les juges du fond avaient constaté la participation d’une personne à la gestion d’un fonds de commerce acquis avec d’autres, en avait déduit son affectio societatis et, partant, reconnu l’existence d’une société en participation. Leur décision est censurée, en ces termes : « en statuant de la sorte, la Cour d’appel, qui n’a pas recherché si, en « s’intéressant » à la gestion du fonds, M. Raynaud avait collaboré de façon effective à l’exploitation de ce fonds dans un intérêt commun et sur un pied d’égalité avec son associé pour participer aux bénéfices comme aux pertes, la Cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision ». Cette position est adoptée par la majorité de la doctrine moderne ([89]).

Cette conception classique a néanmoins été contestée par quelques auteurs. Tout d’abord, le doyen Hamel, raisonnant à partir de la notion de cause, a défini l’affectio societatis comme la juxtaposition d’une volonté d’union et de celle d’accepter délibérément certains risques ([90]). Selon lui, l’affectio societatis est un élément de la cause du contrat de société ([91]). Contrairement au droit commun des obligations, les contractants poursuivent un même intérêt. Il fait en conséquence de ce désir d’union la première composante de la cause. Néanmoins, cette volonté n’étant pas spécifique à la société, l’éminent auteur propose un second élément constitutif de l’affectio societatis : le souhait de courir certains risques. Certes, tout contrat comporte une part d’aléa, liée à l’éventuelle insolvabilité du débiteur. Cependant, celle-ci n’est intégrée dans le champ contractuel qu’en matière de société. Il en déduit que le cumul de ces deux éléments forme l’affectio societatis : « volonté d’union, volonté d’accepter délibérément certains risques, ce sont là, semble-t-il les deux éléments dont la juxtaposition constitue l’affectio societatis ».

Cette position subjective ne convainc pas. Elle n’a d’ailleurs été que rarement adoptée par la jurisprudence ([92]). Sa lacune essentielle est de faire de l’affectio societatis la cause du contrat de société. Or, pour la doctrine, tant classique que moderne ([93]), cette dernière est le but poursuivi par les associés lorsqu'ils se proposent la réalisation d’un certain objet social. De même, l’affectio societatis ne peut être envisagé comme la cause, au sens de « contrepartie », de l’obligation de l’associé d’effectuer un apport. La cause de celle-ci réside dans l’attribution de droits sociaux, représentatifs d’une fraction du capital social ([94]).

En définitive, comme l’a fait remarquer, à juste titre, un auteur, l’affectio societatis est étranger à la notion de cause ([95]). On en veut pour preuve un arrêt rendu par la deuxième Chambre civile de la Cour de cassation le 27 octobre 1971 ([96]). En l’espèce, trois sociétés civiles immobilières sont annulées pour défaut de cause, un contrat antérieur, entre un promoteur et le propriétaire d’un domaine, destiné à régir les futures sociétés ayant été résolu. La Cour d’appel, approuvée par la Haute juridiction, retient également pour fonder l’annulation l’absence d’affectio societatis du promoteur. C’est donc que dans son esprit celle-ci est distincte du défaut de cause.

L’affectio societatis édicte une norme de comportement. En cela, compte tenu de la nature contractuelle du groupement, il n’est que l’application du devoir général de bonne foi posé à l’article 1134 du Code civil ([97]).

Toutes ces incertitudes sur le sens exact de l’affectio societatis ont conduit un auteur a douter du caractère unitaire de la notion ([98]). Selon lui, « elle est à la fois le révélateur de l’existence d’une société, le régulateur de la vie sociale et le moyen de distinguer la qualité d’associé de situations voisines ». Mais, cette approche multiforme est critiquable en ce qu’elle opère une confusion entre le contenu de l’affectio societatis et ses fonctions pratiques.

 

On le voit, seule la conception classique est satisfaisante. Certes, il est vrai que l’affectio societatis ne se rencontre pas avec la même intensité dans tous les types de sociétés ([99]) et ces disparités ont entraîné les remises en cause de l’analyse traditionnelle. Le sentiment d’être associé est très fort chez tous les membres d’une société de personnes alors qu’il est quasiment inexistant chez le petit porteur de droits sociaux cotés en Bourse. En effet, « si dans une société de personnes, l’affectio societatis implique une complète entente entre les associés, il n’en est pas de même dans les sociétés de capitaux où joue avec plus de rigueur la loi du nombre » ([100]). Un auteur a interprété cette décision comme n’exigeant l’affectio societatis que dans les sociétés de personnes ([101]). N’est-ce pas cependant ériger une différence de degré en une différence de nature? Certes, compte tenu du fort intuitus personae qui y règne, la société de personnes est la terre d’élection de l’affectio societatis. Néanmoins, dans les sociétés de capitaux, si le sentiment d’être associé est plus fort chez certains membres, il existe néanmoins à l’état virtuel chez d’autres ([102]). Par exemple, chez le spéculateur, il ne saurait être totalement absent, même s’il se réduit à la « conscience d’une union d’intérêts » ([103]).

De même, le désir de collaboration égalitaire anime l’associé commanditaire, dans la société en commandite, en dépit du principe de non immixtion posé à l’article 222-6 du Code de commerce (ancien article L. 28). En effet, il est couramment admis, tant par la doctrine ([104]) que par la jurisprudence ([105]), que cette prohibition ne vise que les actes de gestion externe et non les actes réalisant une coopération entre associés.

 

En définitive, on peut définir l’affectio societatis comme une norme de comportement dictée par l’impératif général de bonne foi, posé à l’article 1134, alinéa 3, du Code civil, tendant vers une collaboration égalitaire, au moins virtuelle, dans un but commun, la réalisation de l’objet social.

 

Si le contenu de l'affectio societatis est pour le moins incertain, il est revanche couramment admis que cette notion est le fondement du droit de participer aux décisions collectives.

 

B. L’affectio societatis, fondement théorique du droit de participer aux décisions collectives

 

Outre le caractère intentionnel, toutes les conceptions de l’affectio societatis font référence à l’union des membres de la société ([106]). Chaque associé est animé d’un esprit d’équipe, d’un « souci de se dépenser » ([107]) au profit de ses coassociés.

La doctrine a donc estimé dans son ensemble que l’affectio societatis fondait implicitement le droit de vote reconnu à chaque partie au contrat ([108]). C’est parce que chacun est mû par une même volonté d’union,  par un désir de collaboration similaire qu’il se voit reconnaître un droit de participation aux affaires sociales. Celui-ci est de l’essence du contrat de société ([109]).

La jurisprudence lie d’ailleurs les prérogatives politiques des associés à l’affectio societatis ([110]). Un arrêt de la Cour d’appel de Paris rendu le 11 juillet 1951 est particulièrement significatif ([111]). En l’espèce, une assemblée générale avait créé des actions de priorité qui conféraient à leur porteur un revenu fixe annuel, perceptible même sans réalisation de bénéfices, mais qui le privaient de toute participation aux affaires sociales. Le tribunal de commerce de la Seine ([112]), puis la Cour d’appel de Paris ont annulé la délibération litigieuses et considéré que les porteurs des titres n’étaient pas de véritables actionnaires, faute d’affectio societatis. Pour les juges du second degré, le pouvoir de participer à la gestion de la société est une manifestation de l’état d’esprit d’associé. Ainsi, « il ne peut y avoir contrat de société si le concours à la gestion, le pouvoir de contrôle et de critique, la participation à l’administration, tous actes qui sont comme la matérialisation de l’affectio societatis font défaut » ([113]). En effet, l’affectio societatis est un élément spécifique du contrat de société. Or, comme Thaller le faisait déjà remarquer en 1904 ([114]), « le rapport issu d’un contrat de société, avec la collaboration qui en résulte, implique une ingérence, un contrôle étroit et une faculté de critique dans la manière dont s’accompliront les affaires communes, c’est à dire un pouvoir d’intrusion ». On le voit, c’est bien de l’affectio societatis, et par delà, du contrat lui-même que découle le droit de participation aux affaires sociales, énoncé à l’article 1844 du Code civil.

 

Le rapport étroit entre le sentiment d’associé et ce texte a d’ailleurs conduit un auteur à considérer que les deux notions étaient confondues ([115]). Selon lui, chaque élément constitutif de l’affectio societatis, qu’il s’agisse de la collaboration, de la convergence d’intérêts ou de l’absence de subordination est réductible à la participation. Il conclut que celle-ci est caractéristique du contrat de société, au même titre que la mise en commun d’apports ou la vocation au partage des résultats.

Cette analyse emporte difficilement l’adhésion. En effet, l’affectio societatis fait également peser des obligations sur l’associé. Par exemple, il peut parfois mettre à sa charge une obligation de non-concurrence à l’égard de la société ([116]) voire une obligation d’exclusivité ([117]). Or, l’assimilation du sentiment d’associé à la participation est impuissante à expliquer l’apparition de ces engagements. L’existence d’une obligation de non-concurrence s’explique davantage par la collaboration inhérente au contrat de société, consécutive à un devoir général de bonne foi entre associés. En d’autres termes, si le droit de participation trouve son fondement dans l’affectio societatis, il en est la conséquence et ne saurait lui être totalement assimilé. Celui-ci est générateur de droits et d’obligations et n’est pas réductible au seul principe posé par l’article 1844 du Code civil.

En outre, ce rôle explicatif des prérogatives de l’associé traditionnellement dévolu à l’affectio societatis tend à se renforcer. En effet, pendant longtemps, dans les sociétés anonymes, l’accès aux assemblées générales ordinaires, donc la participation, pouvait être subordonnée à la détention d’un nombre minimal d’actions ([118]). L'article 225-112 du Code de commerce (ancien L. 165) visait à empêcher un actionnaire, dont l’affectio societatis serait inexistant, d’acquérir une seule action uniquement dans le but de participer à l’assemblée générale. Néanmoins, les membres de la société ainsi privés du droit d’accès avaient la possibilité de se grouper pour atteindre le minimum statutaire d’actions et se faire représenter par l’un d’eux. Par conséquent, ils disposaient collectivement d’un certain droit de participation, sans toutefois être animés de l’état d’esprit d’associé. Le texte était interprété traditionnellement comme un recul de l'affectio societatis ([119]). Or, il a été abrogé par la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques. Désormais tout actionnaire peut, quel que soit le nombre d'actions dont il est titulaire, fût-il inférieur à dix, participer aux assemblées générales ordinaires. Il y a lieu d'en conclure au renforcement de l'affectio societatis comme fondement du droit de vote. 

Cependant, la Cour d’appel d’Aix en Provence, dans un arrêt rendu le 28 mai 1975 ([120]) a nettement dissocié l’affectio societatis de la participation aux affaires sociales. Selon cette juridiction, « le défaut d’affectio societatis ne saurait être retenu malgré l’absence totale de collaboration des associés à la gestion de la société ; les associés ont participé à la constitution de la société, à l’élaboration de ses statuts, ainsi qu’à la désignation de ses gérants ». Cette solution a été donnée à l’occasion d’un litige concernant une société civile. A fortiori, elle s’applique aux sociétés commerciales, au sein desquelles l’affectio societatis est moindre, surtout dans les sociétés de capitaux ([121]).

La portée de cet arrêt ne doit pas être surestimée. En effet, les juges du second degré font du consentement au contrat de société et de l’absence d’entrave au fonctionnement de la personne morale le critère de l’affectio societatis. Autrement dit, d’après cette décision, il n’y aurait défaut d’affectio societatis qu’en cas de paralysie de la société, provoquée par le comportement d’un associé, ou d’absence de consentement. On le voit, cette conception n’est conforme à aucune approche doctrinale de l’affectio societatis et est d’ailleurs demeurée isolée ([122]).

 

Si l'affectio societatis se présente comme un fondement lointain de l'attribution du droit de vote, l'entrée en société en constitue la cause immédiate.

 

§2- Une conséquence de l'entrée en société

 

Si l'attribution du droit de vote résulte directement de l'entrée en société dans certaines formes sociales, régies par le principe démocratique "un homme-un vote" (A), elle est la conséquence de l'apport dans les groupements régies par le principe de proportionnalité "un titre-un vote" (B).

 


A. Une conséquence directe dans les sociétés régies par un principe démocratique

 

L’article 1er de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, portant statut de la coopération, modifié par la loi n° 92-643 du 13 juillet 1992, a défini la notion de coopérative en ces termes : « Les coopératives sont des sociétés dont les objets essentiels sont :

1° De réduire, au bénéfice de leurs membres et par l’effort commun de ceux-ci, le prix de revient et, le cas échéant, le prix de vente de certains produits ou de certains services, en assumant les fonctions des entrepreneurs ou intermédiaires dont la rémunération grèverait ce prix de revient ;

2° D’améliorer la qualité marchande des produits fournis à leurs membres ou de ceux produits par ces derniers et livrés aux consommateurs ;

3° Et plus généralement de contribuer à la satisfaction des besoins et à la promotion des activités économiques et sociales de leurs membres, ainsi qu’à leur formation ».

En qualifiant expressément la coopérative de société, cette disposition met fin à une controverse. En effet, sous l’empire du droit antérieur, la question se posait de savoir s’il s’agissait d’une société ou d’une association. La jurisprudence avait opté pour la deuxième option, dans un arrêt Manigod du 11 mars 1914 ([123]). En l’espèce, elle qualifia d’association une coopérative dont les associés ne percevaient aucun dividende, qu’elle définit comme un bénéfice pécuniaire et positif, mais réalisaient une économie. Néanmoins, la plupart des sociétés coopératives optaient pour la forme sociétaire, compte tenu de la rigidité du régime des associations ([124]) ce qui conduisit le législateur à modifier la jurisprudence.

En définitive, la coopérative est une société, par détermination de la loi ([125]) mais il ne s’agit pas d’une forme sociale particulière : elle sera civile ou commerciale selon son objet ([126]). Par conséquent, elle demeure soumise au droit commun des sociétés, en particulier à l’article 1844 du Code civil.

Cependant, son fonctionnement est régi par plusieurs principes fondamentaux, notamment, par celui de la gestion démocratique ([127]). Ainsi, d’après l’article 4 de la loi n° 47-1775 du 10 septembre 1947, « Sauf dispositions contraires des lois particulières, les associés d’une coopérative disposent de droits égaux dans sa gestion et il ne peut être établi entre eux de discrimination suivant la date de leur adhésion ». Par conséquent, chacun va disposer d’une seule voix dans les assemblées, quelle que soit l’importance de sa participation.

Autrement dit, il résulte clairement de ce texte, et de sa conséquence formulée à l’article 9 ([128]), que le droit de vote n’est pas lié à la détention du capital. Contrairement aux sociétés de capitaux, il n’est pas attaché à la part sociale, mais à la personne même de l’associé. Sa nature individuelle résulte du contrat de société lui-même. L’effet du contrat est d’octroyer une fraction de pouvoir égale à chaque associé. La société coopérative procède à une personnalisation du contrôle ([129]), en ce qu’elle l’octroie à chacun en considération de sa personne et non de l’argent investi ([130]).

D’ailleurs, la jurisprudence a donné à cette règle toute sa portée. Celle-ci est applicable dans toutes les assemblées, constitutives, ordinaires ou extraordinaires. Ce principe interdit également de fermer l’accès à ces dernières aux nouveaux associés. Autrement dit, les statuts d’une coopérative ne sauraient valablement établir de discrimination selon la date de l’adhésion ([131]).

 

Afin de permettre aux sociétés coopératives de s'assurer davantage de fonds propres et d'accroître ainsi leur efficacité économique, ce principe a été profondément remis en cause par la loi n° 92-643 du 13 juillet 1992 ([132]). En effet, ce texte, modifiant l’article 3 bis de la loi du 10 septembre 1947, permet à un apporteur de capitaux de devenir associé d’une coopérative, sans être en même temps coopérateur ([133]). Or, cette même disposition autorise les statuts à prévoir que « ces associés ou certaines catégories d’entre eux disposent ensemble d’un nombre de voix proportionnel au capital détenu qu’ils se répartissent entre eux au prorata de la part de chacun dans ce dernier ». La mutation est considérable : certes, la proportionnalité entre le droit de vote et le capital est limitée, puisque les voix des associés non coopérateurs sont limitées à 35 ou 49 % du total des droit de vote ([134]). Cependant, cette introduction, même limitée, constitue une atteinte profonde au principe de gestion démocratique ([135]). Désormais, le droit de vote dans les sociétés coopératives n’est plus totalement attaché à la personne de l’associé, mais également, dans une certaine mesure, à la part sociale. En d’autres termes, sa nature individuelle trouve aussi sa source dans le « titre », comme dans les sociétés de capitaux régies par un principe de proportionnalité entre le capital et le droit de vote.

 

B. Une conséquence de l’apport dans les sociétés régies par un principe de proportionnalité

 

La nature contractuelle du droit de vote (b) résulte de celle de l'apport en société (a).

 

a- L’analyse contractuelle de l’apport en société

 

L’apport en société ([136]), que l’on a pu définir comme « la prestation fournie en contrepartie de l’engagement de l’apporteur » ([137]) est un élément fondamental du contrat de société. Son absence entraîne la nullité du groupement ([138]). Il est indispensable non seulement pour les sociétés dotées de la personnalité morale, mais encore pour les sociétés qui en sont dépourvues, telles la société créée de fait ([139]) ou la société en participation ([140]). Bien qu’elle soit discutée, la nature contractuelle de l’opération d’apport ne semble faire aucun doute (1). Elle revêt un caractère absolu, puisque elle se vérifie quels que soient l’apporteur et le type d’apport (2).

 

1. Une analyse difficilement contestable

 

Traditionnellement, l’opération d’apport était envisagée comme un élément du contrat de société ([141]). Elle constituait l’obligation fondamentale de l’associé ([142]), qui trouve sa contrepartie dans l’attribution de droits sociaux. Néanmoins, cette thèse classique s’est trouvée de plus en plus contestée. Les critiques se sont principalement orientées dans deux directions opposées.

Pour les uns, son caractère contractuel est tel que, loin d’être un élément accessoire du contrat de société, l’opération d’apport aurait les caractères d’une convention propre, indépendante de celui-ci ([143]). Selon cette approche, l’apport répondrait exactement à la définition du contrat donnée par l’article 1101 du Code civil, puisque l’apporteur s’engage à donner quelque chose, en l’occurrence un bien, à une autre, la société. Cette analyse n’emporte pas la conviction ([144]). Elle fait abstraction de la nature contractuelle du groupement, qui, bien qu’étant à elle seule insuffisante pour expliquer les mécanismes sociaux, revêt une indéniable pertinence lorsqu'il s'agit de rendre compte de la constitution des sociétés ([145]). En effet, sauf à faire de la société un contrat cadre, défini comme celui par lequel les parties s’accordent sur un objectif, finalisé par la conclusion ultérieure de contrats d’application ([146]), on voit mal quelle pourrait être la substance du contrat de société dans ces conditions. Bien au contraire, il apparaît que, dans l’esprit des parties, l’intention d’effectuer un apport est manifeste dès la conclusion du contrat, voire dès la promesse de société ([147]). Elles n’ont manifestement pas entendu décomposer l’opération d’apport. Tout au plus peut-on voir dans l’apport une convention conclue entre les associés et les fondateurs de la société agissant en qualité de gérants d’affaires ([148]), mais qui ne peut en aucun cas être autonome.

 

D’autres auteurs ont au contraire réfuté la nature contractuelle de l’apport en société. Pour certains d’entre eux, faute de l’opposition d’intérêts inhérente au contrat, la société n’en serait pas un et serait un acte juridique collectif ([149]). Dès lors, l’apport ne pourrait revêtir une nature contractuelle et ne serait qu’un élément de cet acte collectif. Il ne s’analyserait que comme un acte de procédure ([150]). Cette thèse ne peut convaincre. En effet, l’opposition d’intérêts n’est plus caractéristique du contrat, qui apparaît de plus en plus comme un instrument de coopération entre les parties ([151]). Dans ces conditions, on ne peut raisonnablement envisager la société comme un acte juridique collectif. Par conséquent, la thèse qui fait de l’apport un élément de procédure doit être rejetée.

 

Une autre théorie a nié la nature contractuelle de l’apport. Elle n’emporte pas davantage l’adhésion. Pour les partisans de cette conception, faute de pouvoir déterminer précisément le cocontractant de l’apporteur, l’apport ([152]) s’analyse en un engagement unilatéral ([153]) de ce dernier, manifestant son adhésion au projet social ([154]). Cette position ne saurait convaincre. Elle demeure impuissante à expliquer l’obligation de la société d’attribuer des droits sociaux à l’apporteur. Certes, on pourrait y voir un engagement unilatéral du groupement mais une telle construction apparaît bien artificielle ([155]).

 

En définitive, l’analyse contractuelle de l’apport est la seule satisfaisante. L’obligation pour l’associé d’effectuer un apport, née du contrat de société, trouve sa contrepartie dans l’attribution de droits sociaux. L’opération revêt donc un caractère synallagmatique et obéit donc aux règles du droit des contrats. En particulier, l’obligation fondamentale de l’associé trouve sa cause, au sens de l’article 1131 du Code civil, dans l’attribution de droits sociaux ([156]). Dès lors, c’est du fait de son apport que la personne va acquérir des titres, donc la qualité d’associé. L’apport se présente ainsi comme un élément de cette notion, comme l’a démontré M. le Professeur Viandier ([157]). Du moment qu’il y a apport, il y a attribution de droits sociaux, donc de la qualité d’associé. Cette proposition se vérifie quels que soient l’apporteur et le type d’apports.

 

2. Une analyse absolue

 

L’apport en société trouve toujours sa contrepartie dans l’attribution de droits sociaux à l’apporteur ([158]). Ceci est vrai quel que soit le type d’apport, ni le droit commun des sociétés, ni le droit spécial n’effectuant de discrimination.

Une question se pose cependant. Quid en cas d’apport effectué par un seul époux avec des biens communs ([159])? Les droits sociaux, et la qualité d’associé qui leur est inhérente, vont-ils être attribués au ménage, à celui des deux conjoints qui a effectué l’apport ou aux deux ? La première hypothèse peut d’ores et déjà être écartée, faute de personnalité morale reconnue à la famille.

La conciliation du droit des sociétés et du droit patrimonial de la famille est parfois délicate ([160]), même si une loi n° 82-596 du 10 juillet 1982 a aplani un certain nombre de difficultés ([161]). Ce texte est néanmoins demeuré muet dans le cas où le bien commun est apporté à une société par actions. La doctrine ([162]) considère généralement que seul l’époux apporteur se voit attribuer des valeurs mobilières, sans que celles-ci soient qualifiées de biens propres ([163]). Il aura donc la qualité d’associé et son conjoint ne pourra pas revendiquer ce statut, avec toutes les prérogatives qui y sont attachées, dont le droit de vote.

Le législateur a au contraire abordé le problème des apports effectués par un époux au profit d’une société dont les titres ne sont pas négociables. L’article 1832-2 du Code civil, dans sa rédaction issue de la loi n° 82-596 du 10 juillet 1982, dispose que  « la qualité d’associé est reconnue à l’époux seul qui fait l’apport ou réalise l’acquisition » ([164]). Autrement dit, il résulte de cette disposition que seul l’époux apporteur se verra attribuer les droits sociaux dans ces sociétés. Les pouvoirs publics ne pouvaient pas affirmer plus clairement le lien indissociable entre l’apport et l’octroi de droits sociaux. Les parts ainsi acquises entrent dans la communauté pour leur valeur seulement. En d’autres termes, le conjoint non apporteur aura droit aux revenus pécuniaires procurés par les titres, sans se voir reconnaître la qualité d’associé. C’est la distinction du titre et de la finance ([165]). L’époux qui n’a pas effectué d’apport n’est cependant pas un tiers comme les autres. On a pu le qualifier d’associé virtuel ou de quasi associé ([166]). La loi lui permet en effet de revendiquer la qualité d’associé pour la moitié des parts acquises par son conjoint apporteur ([167]), jusqu’à la dissolution de la communauté ([168]). Il peut toutefois renoncer à cette revendication au moment où l'apport est effectué ([169]). Dans le cas contraire, s’il use de la faculté offerte par le législateur, l’époux non apporteur doit être agréé par les membres du groupement, son conjoint étant exclu du vote.

On peut s’interroger sur le point de savoir si la personne ayant conclu un PACS avec l’apporteur du fonds peut bénéficier de cette dérogation. Une réponse négative s’impose. En effet, la loi n° 99-544 du 12 novembre 1999 instituant le pacte civil de solidarité n’a pas prévu cette situation. Par conséquent, le concubin pacsé ne bénéficie pas de ses dispositions libérales et devra, s’il veut être associé, effectuer un apport en nature ou en numéraire. Il n'est donc pas assimilé au conjoint de l'associé ([170]).

 

Ce problème étant résolu, il y a lieu de vérifier si chaque type d’apport permet à l’apporteur d’acquérir des droits sociaux.

La loi distingue plusieurs types d’apports, dont la réunion forme en principe le capital social ([171]).

L’apport en numéraire, défini comme l’apport d’une somme d’argent à la société ([172]), ne suscite pas de difficultés particulières. L’apporteur se verra remettre des droits sociaux en contrepartie de son apport ([173]).

 

L’apport en nature porte quant à lui sur un bien mobilier ou immobilier, corporel ou incorporel ([174]). Plusieurs situations peuvent être distinguées.

Tout d’abord, l’apport peut être en pleine propriété. Dans ce cas, il y a transfert de la propriété du bien à la société, avec toutes les conséquences qui y sont traditionnellement attachées ([175]). Cette variété d’apport en nature ne pose pas de problèmes particuliers : l’apporteur se voit remettre des droits sociaux, dont le nombre est proportionnel à la valeur du bien apporté, préalablement évalué ([176]).

Ensuite, l’apporteur peut décider de n’apporter que la jouissance du bien à la société ([177]). En d’autres termes, il met à la disposition de la société un bien mobilier ou immobilier, corporel ou incorporel, pour un temps déterminé, à charge pour celle-ci de le lui restituer à l’expiration du délai prévu ([178]). Le groupement est donc débiteur d’une obligation de restitution ([179]). Si les biens apportés sont des corps certains, l’apport en jouissance s’apparente à un bail ([180]), générateur d’un droit personnel au profit de la société ([181]). A l’inverse, si les biens apportés sont des choses de genre, telles des valeurs mobilières ([182]), l’apport en jouissance est assimilé à un prêt de consommation ([183]). Néanmoins, quel que soit le bien apporté, ce type d’apport en nature donne lieu à l’attribution de droits sociaux, et donc permet à l’apporteur d’accéder à la qualité d’associé, avec toutes les prérogatives attachées à celle-ci ([184]). C’est au demeurant ce mode de rémunération, soumis aux aléas de la vie sociale, qui permet de distinguer l’apport en jouissance du simple bail ([185]) ou du commodat ([186]).

Enfin l’apporteur en nature peut décider de n’apporter à la société que l’usufruit d’un bien ([187]). Malgré le silence des textes, la validité de cet apport, de plus en plus prisé par la pratique dans le cadre des transmissions de sociétés familiales ([188]), ne fait pas de doute ([189]). Il y a, à l’instar de l’apport en propriété, transfert au groupement d’un droit réel. Deux situations sont concevables. En premier lieu, l’apporteur n’était qu’usufruitier du bien et il apporte son droit à la société. Dans ce cas, l’apport ne peut être rémunéré que par des droits sociaux reçus en pleine propriété par l’usufruitier. Le nu propriétaire demeure étranger à l’apport, il est tiers à la société.

Il peut également arriver que la constitution de l’usufruit soit contemporaine de la formation du groupement. L’apporteur peut n’apporter que l’usufruit d’un bien à la société, en s’en réservant la nue propriété ([190]). Dans ce cas, la durée de l’usufruit ne peut excéder trente ans ([191]) L’usufruitier apporteur sera également rémunéré par des droits sociaux reçus en pleine propriété, l’apport en usufruit étant de l’avis général régi par les dispositions relatives à l’apport en propriété ([192]).

 

Le législateur a également prévu un dernier type d’apport. Il s’agit de l’apport en industrie ([193]). Celui-ci peut se définir comme la mise à disposition de la société de sa force de travail par l’apporteur ([194]). Les promoteurs de la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 l’ont expressément exclu ([195]) dans les sociétés à risques limités, dans un souci de protection des créanciers, ([196]). En revanche, compte tenu du principe de responsabilité solidaire et indéfinie qui régit ces formes sociales, l’apport en industrie est permis dans les sociétés de personnes ([197]). Il est également autorisé dans les sociétés civiles professionnelles, leur objet social étant l’exercice en commun d’une profession ([198]). La loi n° 82-596 du 10 juillet 1982 relative aux conjoints d’artisans et de commerçants autorisait exceptionnellement l’apport en industrie dans une SARL. Si l’objet de la société est l’exploitation d’un fonds de commerce, le conjoint de l’apporteur du fonds, ou des éléments ayant servi à le constituer, pouvait devenir associé s’il participait à l’exploitation, sans avoir à effectuer d’apport en nature ou en numéraire, sa collaboration constituant un apport en industrie ([199]). Ce texte a cependant été abrogé par la loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques ([200]). L'apport en industrie est désormais autorisé dans les SARL, dans toutes les hypothèses et plus seulement dans celles expressément prévues par le législateur.

Lorsqu’elle est permise, cette forme d’apport n’est pas intégrée dans le capital social ([201]). En revanche, elle donne lieu à l’attribution de parts, dont le nombre est égal à celui reçu par l’apporteur ayant le moins apporté en nature ou en numéraire. L’apporteur en industrie est donc un associé à part entière, avec toutes les prérogatives attachées à cette qualité, dont le droit de vote ([202]). Cette reconnaissance ne peut se justifier que par une analyse contractuelle du droit de suffrage.

 

b- L’analyse contractuelle du droit de vote

 

La jurisprudence estime depuis 1932 que « le droit de vote est un attribut essentiel de l’action » ([203]). Cette solution a été reprise par le code de commerce, qui dispose dans son article 223-28 (ancien art. L. 58), relatif aux SARL, que « chaque associé a droit de participer aux décisions et dispose d’un nombre de voix égal à celui des parts sociales qu’il possède » et dans son article 225-122 (ancien art. L. 174), applicable aux sociétés par actions, que « le droit de vote attaché aux actions de capital ou de jouissance est proportionnel à la quotité de capital qu’elle représentent et chaque action donne droit à une voix au moins ». En matière de sociétés par actions et de SARL, le droit de vote est donc intimement lié au droit social qui le contient. Par conséquent, la nature contractuelle du droit de vote (2) découle nécessairement de la nature juridique du droit social (1).

 

1. La nature juridique du titre

 

Seule la société est propriétaire des biens apportés, la somme des apports de chacun formant l’actif social. Par conséquent, chaque associé n’en est pas copropriétaire, ni propriétaire indivis, ni cotitulaire ([204]). La société, et elle seule, jouit d’un droit réel. En contrepartie de l’abandon de propriété, l’associé reçoit un certain nombre de droits sociaux, parts sociales ou actions, proportionnellement au montant de ses apports. Par conséquent, le droit social représente la créance de l’associé (a). En tant que telle, il n'est donc pas susceptible de faire l'objet d'un droit de propriété (b).

 

a- Une créance

 

La nature juridique du droit de l’associé a été controversée, surtout dans les sociétés par actions.

En matière de société à responsabilité limitée, la qualification du droit de l’associé en créance est moins problématique, compte tenu du fort intuitus personae qui règne dans cette forme sociale ([205]). En effet, le droit social de l’associé trouve sa source dans le contrat. Or, celui-ci est, par hypothèse, conclu intuitu personae. Par conséquent, l’octroi d’un titre est la conséquence de la confiance mutuelle entre les associés. Il ne peut donc être qualifié que de droit personnel, de créance ([206]).

En revanche, la nature juridique de l’action a toujours été controversée. Si l’action est expressément qualifiée de bien meuble ([207]) par l’article 529 du Code civil ([208]), la question est vive de savoir s’il s’agit d’un meuble corporel ou incorporel.

Pendant longtemps, elle a été considérée comme un bien meuble corporel, par la théorie de l’incorporation du droit dans le titre. Cette assimilation, quoique contestée ([209]), procédait d’une confusion entre les deux acceptions du mot « titre ». En effet, selon une doctrine autorisée ([210]), le terme "action" s’entendrait de deux manières.

En premier lieu, il s’agirait du droit de l’actionnaire. Le « titre », dans cette hypothèse, désignerait le « titre negocium », défini comme étant « la cause ou [le] fondement juridique droit qui, associé à divers qualificatifs, indique tant la source du droit [...] que le mode essentiel de l’acquisition » ([211]).

En second lieu, l’action s’entend comme le support du droit de l’actionnaire. En conséquence, l’expression « titre » est prise dans son sens de « titre instrumentum », c’est à dire d’un « écrit en vue de constater un acte juridique ou un acte matériel pouvant produire des effets juridiques » ([212]).

Dans cette optique, l’actionnaire était bien propriétaire de son titre mais seulement de son titre instrumentum, seul à posséder une matérialité. En aucun cas, il ne pouvait jouir d’un droit de propriété sur le titre negocium. Pourtant, la doctrine considérait que, puisque le droit de l’actionnaire est incorporé dans le titre, pris dans son acception matérielle, l’action ne pouvait être qu’un bien meuble corporel ([213]).

Cependant, la loi de finances n° 81-1160 du 30 décembre 1981, relative à la dématérialisation des valeurs mobilières est venue démontrer la fragilité de l’analyse classique ([214]). En effet, ces dispositions ont supprimé le titre instrumentum. Désormais, les valeurs mobilières, qu’elles soient ou non nominatives, ne sont plus matérialisées par un titre mais par une inscription en compte. Par conséquent, elles ne peuvent être qualifiées que de biens incorporels ([215]).

Néanmoins, certains auteurs refusent de tirer les conséquences de la réforme et continuent de voir dans les actions un bien meuble corporel. Selon eux, le droit de l’actionnaire n’est plus incorporé dans le titre, qui n’existe plus, mais dans l’inscription en compte ([216]). Toutefois, comme on l’a fait remarquer, cette inscription étant immatérielle, elle ne suffit pas conférer aux actions la qualification de biens corporels ([217]). Elle ne fait que constater l'existence du droit de l'actionnaire qui ne naît que de l'apport.

Si l’on retient la qualification de biens meubles incorporels, c’est à dire de droits, encore faut-il définir la nature de ces derniers. En effet, l’assimilation de l’action en un bien corporel permettait de qualifier le droit de l’actionnaire en un droit de propriété. A l’heure actuelle, la doctrine majoritaire analyse cette valeur mobilière comme un droit personnel, une créance ([218]).

Les auteurs partisans de cette conception font valoir, à juste titre, que le droit de l’actionnaire, droit pécuniaire, est soit un droit réel, soit un droit personnel. Or, il ne peut s’agir que d’un droit personnel, seule la société jouissant d’un droit réel sur le fonds social ([219]). Cette qualification a le mérite de rendre à l’analyse contractuelle toute son importance ([220]).Chaque associé, par l’effet de son obligation d’effectuer un apport à la société, perd la propriété du bien apporté. En contrepartie, il va recevoir un certain nombre de droits sociaux, proportionnellement à l’importance de son apport. C’est donc que celui-ci est la cause de l’action ([221]). Chaque apporteur ayant abandonné la propriété du bien à la société, il va se retrouver créancier de celle-ci  à raison de son apport ([222]).

Cette analyse a néanmoins été critiquée. Selon ses détracteurs, elle négligerait le fait que l’action ne confère à son porteur pas seulement des droits pécuniaires, mais également des prérogatives extrapécuniaires, tels le droit de vote dans les assemblées générales, ou le droit à l’information ([223]). C’est oublier qu’il peut exister des accessoires de la créance, de nature extrapatrimoniale, c’est à dire non susceptibles d’être évalués en argent ([224]), telle la clause de réserve de propriété confortée dans notre Droit par la loi du 12 mai 1980 ([225]). Est-ce à dire que le droit du vendeur à obtenir le paiement de la marchandise vendue n’est pas une créance ? Cette position procède d’une vision par trop restrictive du droit personnel de l’actionnaire, puisqu’elle la réduit au seul droit aux dividendes et à la restitution de l’apport ([226]). L’action est un ensemble de prérogatives, patrimoniales et extrapatrimoniales, et c’est cette réunion qui forme la créance.

De la même manière, les adversaires de l’assimilation de l’action à un droit personnel font valoir que celle-ci ne confère à son porteur qu’un droit éventuel : tant que les bénéfices sociaux, ou les réserves, ou le boni de liquidation ne sont pas distribués, le droit de l’actionnaire n’est pas certain ([227]). Cependant, ce caractère éventuel n’est pas un obstacle à la qualification en créance. En effet, dans tout contrat, le créancier n’est jamais certain d’être effectivement payé. Néanmoins, il demeure un créancier ([228]). Considérer que le caractère éventuel du paiement de la créance est un obstacle à la qualification revient à confondre l’existence de obligation et son exécution réelle.

Un auteur a tenté de démontrer que les actions ne représentaient pas la créance de l’actionnaire sur la société, mais le contrat de société lui-même ([229]). Selon lui, celui-ci s’incarne dans chaque action dont sont titulaires les associés. En donnant son consentement lors de la constitution de la société, chaque actionnaire devient titulaire du contrat ([230]), la cession de droits sociaux étant, selon cette analyse, assimilée à une cession de contrat.

Cette thèse n’emporte pas l’adhésion, en ce qu’elle confond la source de l’action, le contrat de société, avec le contrat lui-même ([231]). L’action ne peut être envisagée que comme un droit personnel, dont la cause réside dans l’obligation de l’associé d’effectuer un apport, née du contrat. Considérer le droit social comme une convention implique de définir les droits de créance que celui-ci génère.

Par ailleurs, un courant doctrinal a pu analyser les droits sociaux comme des droits sui generis ([232]). Selon ces auteurs, non seulement le droit de l’actionnaire est irréductible à un droit réel, à cause de l’indépendance des patrimoines, mais il ne peut être qualifié de droit personnel. En effet, du fait de son appartenance à un groupement doté de la personnalité morale, l’actionnaire n’est pas un véritable tiers pour la société. Par conséquent, il n’a aucun pouvoir de contrainte, inhérent au droit de créance, vis à vis de celle-ci ([233]). Il n’a envers la personne morale que les « droits d’une personne vis à vis d’une personne collective dont elle est membre » ([234]). Cette position prête le flanc à la critique. En effet, elle prend appui sur l’indépendance des patrimoines pour écarter la qualification de droit réel tandis qu’elle invoque la relativité de cette séparation pour nier celle de droit personnel. Certes, l’actionnaire n’a aucun pouvoir de contrainte envers la société mais cette absence n’est pas un obstacle à la qualification de son droit en créance. Dès lors que l'on invoque l'indépendance des patrimoines, il s'agit d'en tirer toutes les conséquences et de conclure au caractère personnel de l'action. D'ailleurs, il est admis que l'actionnaire n’est pas un créancier de la société mais un créancier dans la société ([235]).

La jurisprudence majoritaire qualifie d’ailleurs l’action de droit personnel ([236]). Un arrêt est particulièrement net à cet égard ([237]). Il s’agissait en l’espèce d’un débiteur qui soutenait, à l’appui de l’exception de nullité à l’encontre d’une saisie-arrêt pratiquée sur des actions d’une société anonyme ([238]), que celles-ci n’étaient pas des créances et que lui seul en était propriétaire. On comprend l’enjeu du débat : si l’action est un droit personnel, alors seule la société émettrice en est détentrice, elle est donc un tiers au sens de l’article 557 de l’ancien Code de procédure civile ([239]), par conséquent la saisie arrêt pratiquée était valable. Si, à l’inverse, l’action n’est pas une créance, le débiteur en est propriétaire, par conséquent, dès lors, la société n’est pas un tiers, ce qui rend nulle la saisie. La Cour de Versailles affirme de manière particulièrement nette « qu’il n’est pas sérieusement contestable qu’une action est un titre de créance détenue sur une société par un actionnaire ».

On le voit, la Cour de Versailles, en considérant que l’action est une créance, reçoit indirectement l’argument du débiteur. Celui-ci affirmait que le droit social n’étant pas un droit personnel, il était susceptible de faire l’objet d’un droit de propriété. A contrario, cela signifie que l’action, en tant que créance, ne peut faire l’objet d’un droit réel.

 

b- Une créance non susceptible de propriété

 

Dès lors que l’on admet que l’action, plus généralement le droit social, représente la créance de l’associé sur la société, on doit en déduire qu’elle ne peut faire l’objet d’un droit de propriété. Certes, la psychologie du porteur est celle d’un propriétaire ([240]). Il n’en demeure pas moins que la qualification de droit personnel conduit à exclure le droit de propriété de l'associé.

Certains ont cependant tenté de démontrer que la propriété des créances était concevable. Ainsi, selon Ginossar ([241]), la propriété échappe à la distinction classique ([242]) des droits réels et des droits personnels et se définit comme « la relation par laquelle une chose appartient à une personne » ([243])

Par conséquent, tout bien, qu’il soit corporel ou incorporel est susceptible de faire l’objet d’un droit de propriété, caractérisé par l’idée d’appartenance. Autrement dit, dans cette optique, le créancier n’est pas le titulaire de sa créance, il en est le propriétaire. D'après Ginossar, celle-ci se définit comme « un bien appartenant au créancier et rattaché à son patrimoine par l’effet d’un droit de propriété » ([244]). C’est ce droit de propriété sur la créance qui explique que celle-ci puisse faire l’objet d’un usufruit ou d’un nantissement ([245])

Cette thèse a fait l’objet de vives critiques ([246]). Il est vrai que, comme le font remarquer Marty et Raynaud, « la notion de propriété ainsi appliquée à tous les droits patrimoniaux (pourquoi pas les autres droits ?), perd toute signification précise : en réalité, elle se réduit à l’élément d’appartenance, de « titularité », que l’on retrouve nécessairement dans tout droit subjectif, voire dans toute compétence. A généraliser ainsi le concept de propriété, on le fait disparaître » ([247]). En outre, la notion d’appartenance est une notion creuse et floue, si l’on fait abstraction des pouvoirs qu’elle est susceptible de conférer ([248]).

D'ailleurs, les arguments présentés par Ginossar n’emportent pas la conviction. En effet, l’usufruit et le nantissement ne supposent pas la propriété préalable de la chose, mais seulement un droit pécuniaire ([249]). La notion d’usufruit est désormais perçue non plus comme un démembrement de propriété, donc un droit réel, mais comme le démembrement d’un droit ([250]). Dès lors, l’usufruit d’une créance ([251]) est concevable car il n’aboutit pas à grever un droit réel sur un droit personnel.

Cela étant, les théories de Ginossar n’ont pas fait école dans la doctrine civiliste française, à l’exception cependant notable de M. le Professeur Frédéric Zénati ([252]). Ce dernier reprend les arguments de Ginossar et cite à l’appui de sa position la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur les nationalisations ([253]). En l’espèce, sur le fondement des articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, ([254]) intégrée au bloc de constitutionnalité depuis 1971 ([255]), le Conseil a décidé que « les principes mêmes énoncés par la Déclaration des Droits de l’Homme ont pleine valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression » (neuvième considérant) et a affirmé ainsi, pour la première fois, la valeur constitutionnelle de la propriété.

Le Conseil a procédé à cette constitutionnalisation à l’occasion des nationalisations. Par conséquent, il étend le droit de propriété aux actions ([256]), donc aux créances. Cette solution a été ultérieurement confirmée ([257]), et M. le Professeur Zénati y a vu la consécration de l’analyse de Ginossar ([258]).

Cette position ne nous convainc cependant pas. La doctrine considère en effet que la propriété visée aux articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen est beaucoup plus abstraite que celle de l’article 544 du Code civil, définie comme « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on en fasse pas un usage prohibé par les lois ou les règlements » ([259]). D’après un auteur, la propriété au sens de l’article 17 s’entend comme « le droit de jouir et de disposer de tout élément (corporel ou incorporel) du patrimoine » ([260]).

Autrement dit, celle-ci peut englober la titularité d’une créance, le Conseil ayant une vision bien plus économique et sociologique que juridique du droit de propriété ([261]). Pour la juridiction constitutionnelle, ce dernier s’entend du « droit à une valeur » ([262]), ce qui explique qu’il en étende la protection aux actions de sociétés et aux marques de fabrique ([263]).

 

Si les théories de Ginossar n’ont jamais fait autorité en droit civil, elles ont trouvé un écho favorable en droit des sociétés. Nombre d’auteurs continuent à considérer que l’actionnaire est propriétaire de son action, nonobstant le caractère incorporel de celle-ci ([264]). Selon eux, il s’agirait d’un droit de propriété sur une valeur. En effet, le droit réel suppose un bien individualisable ([265]), par conséquent, il ne peut porter sur l’action elle-même, compte tenu de sa nature incorporelle, mais seulement sur la valeur que celle-ci représente ([266]). On ne peut souscrire à cette opinion car elle repose sur un concept flou, le droit sur une valeur, qui, s’il retient l’attention de la doctrine ([267]), est inconnu de notre Droit. En outre, du moment que l’on qualifie l’action de créance, la propriété est inconcevable.

 

Pourtant, certaines juridictions du fond invoquent l’article 544 du Code civil pour refuser l’exclusion d’un associé demandeur de la dissolution de la société ([268]). En la matière, la question qui se pose est celle de savoir si une juridiction saisie d’une telle demande peut imposer à l’associé qui la forme la vente de ses droits sociaux à ses coassociés. Une partie des tribunaux y répond par la négative ([269]). Une telle sanction serait, pour ces juges, une expropriation pour cause d’utilité privée. C’est donc que dans leur esprit, l’actionnaire jouit d’un droit de propriété sur son action. Ce visa laisse quelque peu perplexe. Il semble que les magistrats ait confondu le titre instrumentum, pouvant faire l’objet d’un droit réel, encore que cette analyse soit discutable, et le titre negocium, représentatif de la créance de l’associé, non susceptible de propriété.

 

La qualification du droit social en droit personnel rejaillit évidemment sur la nature du droit de vote de l’associé.

 

2. Incidence de la nature juridique du droit social sur le droit de vote

 

Le contrat de société ne figure pas parmi les contrats aléatoires énumérés par l'article 1964 du Code civil ([270]). A la différence du joueur ou du parieur, l'associé maîtrise le risque financier qu'il assume, au moyen de sa participation aux affaires sociales. Celle-ci lui permet de définir l'intérêt social. Dans ces conditions, l'apporteur continue à gérer, de manière moins souveraine certes, les biens qu'il a apportés à la société. Dès lors, le droit de vote se présente comme la garantie de la créance de l'associé sur le groupement, il en constitue l'accessoire (a).

Cependant, une loi n° 78-741 du 13 juillet 1978 a introduit dans l'ordre juridique les actions à dividende prioritaire sans droit de vote. Dès lors, étant dépourvues par définition de leur accessoire, on peut se demander si ce type de titre mérite véritablement la qualification d'action (b).

 

a- le droit de vote, accessoire de la créance

 

Le droit de propriété se décompose classiquement en trois attributs : l’usus, c’est à dire le droit d’user de la chose, le fructus, le droit d’en jouir des fruits, et l’abusus, le droit d’en disposer ([271]). Si l’on admettait que l’action était susceptible de faire l’objet d’un droit de propriété, il faudrait en conclure que le droit de vote, attribut de l’action, représente soit l’usus, soit le fructus, soit l’abusus.

On ne pourrait raisonnablement l’envisager que comme l’usus de l’action, le fructus invoquant l’idée de droit aux dividendes, et l’abusus celle du droit de sortir de la société. Or, les auteurs favorables à la propriété de l’action envisagent l’usus comme le droit d’utiliser personnellement le droit social et d’en exiger le respect, ainsi que la possibilité d’accomplir tout acte juridique sur la valeur mobilière. Bien au contraire, ils écartent l’idée que l’usus puisse être réduit aux seules prérogatives politiques ([272]). En définitive, cette analyse confirme que considérer l’actionnaire comme le propriétaire de son droit social ne peut que conduire à une impasse.

 

Par conséquent, dès lors que l’on retient la qualification de créance, on doit considérer que le droit de vote est un accessoire de celle-ci, étant un « attribut essentiel » de l’action ([273]).

Une doctrine autorisée a défini l’accessoire d’une créance comme étant « un droit ou une action qui n’a pas d’autre finalité que d’en renforcer la valeur ou d’en favoriser le recouvrement ; une prérogative dont l’exercice ne peut être profitable qu’au titulaire quel qu’il soit » ([274]). A priori, le droit de vote paraît rebelle à une telle classification. En effet, il est traditionnellement admis que ce droit revêt une nature sociale car il est octroyé pour être exercé dans l’intérêt supérieur de la personne morale et non pour satisfaire les intérêts égoïstes de son titulaire ([275]).

En réalité, cette argumentation doit être écartée pour plusieurs raisons.

L’accessoire doit être exclusivement au service de la créance, c’est à dire avoir une incidence positive sur son étendue ou son recouvrement. En la matière, le droit de vote, pour avoir vocation à la qualification d’accessoire, doit influer sur la valeur intrinsèque de l’action ou favoriser le versement des dividendes, seule partie de la créance susceptible de faire l’objet d’un recouvrement. S’agissant de la mise en distribution des bénéfices, l’influence du vote de l’associé ne fait aucun doute puisque seule l’assemblée générale est compétente pour en décider ([276]).

L’incidence du droit de vote sur la valeur intrinsèque de l’action est plus difficile à établir. Celle-ci, déterminée en fonction de l’actif net social à un moment donné ([277]), dépend essentiellement des résultats de la société. Par conséquent, selon les cas, elle sera fonction de la politique suivie par les dirigeants sociaux, ou des décisions prises par l’assemblée générale. Toute la difficulté est donc de savoir en quoi le vote de l’actionnaire peut influer sur la politique économique mise en place par l’équipe dirigeante. Cet effet pourra se manifester lors de la nomination des mandataires sociaux ou par la crainte des dirigeants de se voir révoquer par les associés s’ils mènent une politique contraire à leur intérêt. En d’autres termes, le risque d’émission d’un vote défavorable incite les dirigeants à ne pas mener une politique sociale allant à l'encontre des intérêts de leurs mandants et, partant, influe sur la valeur intrinsèque de l’action. Dans les sociétés cotées, ce phénomène est particulièrement visible. Les dirigeants, sous peine de révocation, doivent maximiser le profit, en dividendes et en valeur boursière. Dès lors, la politique menée par les organes de gestion est toute entière orientée par la recherche d'un accroissement de la valeur actionnariale, entendue comme la rentabilité des capitaux investis. Par conséquent, le vote des associés exerce une influence certaine sur la valeur du titre ([278])

La jurisprudence considère d’ailleurs que le droit de vote est « un acte utile à la mise en valeur ou à la conservation du droit mobilier faisant partie de son patrimoine particulier » ([279]). En d’autres termes, puisque le droit de vote permet à chaque associé de nommer ou révoquer les mandataires sociaux, il garantit ses droits pécuniaires, dont il est le complément ([280]). Il est donc un accessoire du droit social.

 

Certes, on objectera que l’actionnaire ne doit pas exercer son droit de vote à des fins égoïstes mais dans l’intérêt commun. Lors de la manifestation de son suffrage, il doit avoir en vue l’intérêt social et non son propre intérêt, sous peine de manquer à son devoir général de bonne foi ([281]). Dans ces conditions, le caractère d’exclusivité nécessaire à la vocation à la qualification d’accessoire fait défaut. Cet argument n’est pas dirimant. En effet, si l’on considère que l’intérêt de la société ne peut être distinct de l’intérêt commun défini à l’article 1833 du Code civil, alors l’associé, en poursuivant son propre intérêt, aura nécessairement en vue la satisfaction de l’intérêt social. Dans cette optique, l’intérêt de l’associé est forcément celui qu’il possède à l’intérieur de la société ([282]). S’il favorise son intérêt externe, alors sa mauvaise foi sera établie.

C’est d’ailleurs vers cette conception que s’est un temps orienté le législateur, dans la loi n° 97-277 du 25 mars 1997 ([283]), relative aux fonds de pension. En effet, aux termes de l’article 13-I de ce texte, « les fonds d’épargne retraite sont tenus d’exercer effectivement, dans le seul intérêt des adhérents, les droits de vote attachés aux titres, donnant directement ou indirectement accès au capital de sociétés, détenus par ces fonds ». Cette disposition assimilait le droit de vote à un actif financier, destiné à protéger la valeur du patrimoine du fonds de retraite ([284]). Dans cette optique, il est considéré comme un accessoire. Mais, pour des raisons sur lesquelles il n'y a pas lieu de s'appesantir, ce texte a finalement été abrogé, sans être entré en vigueur.

 

Par ailleurs, le droit de vote est traditionnellement présenté comme un droit extrapatrimonial ([285]), c’est à dire non évaluable en argent.

C’est ce critère de l’évaluation monétaire qui permet en effet de distinguer les droits patrimoniaux et extrapatrimoniaux ([286]). Cette summa divisio des droits subjectifs, si elle a le mérite de la simplicité, n’en est pas moins critiquable. L’exemple du droit de vote de l’associé en fournit une bonne illustration.

En effet, un droit extrapatrimonial, même s’il ne peut être évalué monétairement, emporte parfois des effets pécuniaires ([287]). A cet égard, le droit des sociétés est particulièrement significatif, notamment en ce qui concerne la décision de l’assemblée générale de distribution des dividendes. Ainsi, en votant, l’associé donne son consentement à une délibération qui emporte par définition des répercussions sur son patrimoine propre. Si la résolution est adoptée, celui se verra octroyer une certaine somme, qui représente la rémunération de son apport.

 

Si la qualification de droit de vote en « attribut » de l’action ne fait aucun doute, est-ce à dire que cette prérogative est inhérente à cette forme de valeur mobilière ?

 

b- Une action sans droit de vote est-elle une action ?

 

A la suite de l’arrêt du 7 avril 1932, nombre d’auteurs ont considéré qu’une privation du droit de vote dénaturerait l’action. En d’autres termes, selon eux, un droit social dépourvu de cette prérogative ne pourrait pas être une action ([288]). Néanmoins, ils notaient que de tels titres étaient déjà admis par certaines législations étrangères ([289]).

Mais, à l’exception des certificats pétroliers, institués par la loi du 26 juin 1957 ([290]), les tentatives de création d’actions sans droit de vote se sont soldées par des échecs ([291]). Les adversaires de l’introduction de ce type de titres invoquaient les abus auxquels ils conduisaient dans les Etats qui en admettaient le principe.

Néanmoins, sensible à l’argument de développement de l’épargne qu’elles pourraient susciter, le législateur français a introduit en droit positif les actions à dividende prioritaire sans droit de vote, dans une loi n° 78-741 du 13 juillet 1978 ([292]).

Cette catégorie de valeur mobilière ne peut être créée qu’à certaines conditions. Tout d’abord, l’émission doit être prévue par les statuts, originaires ou modifiés. Ensuite, seules les sociétés ayant réalisé des bénéfices distribuables au cours des deux derniers exercices peuvent y recourir, peu important qu’ils aient ou non été distribués. Enfin, les actions à dividende prioritaire sans droit de vote ne peuvent représenter plus du quart du capital social.

En contrepartie de la suppression du droit de vote, l’actionnaire aura droit à un dividende prioritaire c’est à dire prélevé sur le bénéfice distribuable avant toute autre affectation. Cependant, si les dividendes prioritaires dus au titre de trois exercices ne sont pas intégralement versés, le droit de vote est rétabli, dans les mêmes conditions que les actions ordinaires.

Néanmoins, la rigidité du système a conduit à son échec, qui a conduit le législateur à en assouplir le régime juridique, par une loi n° 83-1 du 3 janvier 1983, relative au développement des investissements et à la protection de l’épargne ([293]).

 

Dès 1978, la doctrine s’est interrogée sur le point de savoir si la valeur mobilière créée par la loi était une véritable action, étant privée de son « attribut essentiel ». Certains auteurs ont répondu par la négative. Ce titre aurait une nature juridique hybride, intermédiaire entre l’action et l’obligation ([294]). Il se rapproche de la seconde en ce qu’il prive l’actionnaire d’un moyen de défense de ses intérêts, de sa participation à la marche de la société ([295]). Cependant, il ne peut totalement lui être assimilé car le porteur reçoit un dividende. Par conséquent, il reste soumis aux aléas de la vie sociale, comme un actionnaire ordinaire ([296]). Autrement dit, l’action à dividende prioritaire est irréductible à l’une des deux qualifications concevables et revêtirait donc une nature mixte. Ces auteurs citent, à l’appui de leur position, les travaux parlementaires, classiquement invoqués pour interpréter une disposition sibylline ([297]). En effet, le sénateur Dailly faisait valoir, lors des débats antérieurs à l’adoption de la loi du 13 juillet 1978, que « avec ces actions sans droit de vote, on va briser le lien naturel qui existe entre le pouvoir et la propriété du capital. Par un certain côté, on pourrait même dire qu’en définitive, la création d'actions sans droit de vote tendrait d’une part à faire de l’actionnaire un simple prêteur […] et d’autre part à déformer la structure traditionnelle, la nature même de la société anonyme » ([298]).

A l’inverse, un autre courant doctrinal assimile nettement l’action à dividende prioritaire sans droit de vote à une action classique ([299]). Ces auteurs invoquent plusieurs arguments à l’appui de leur thèse.

Ils font valoir tout d’abord que la suppression du droit de vote n’est pas définitive mais conditionnelle ([300]), subordonnée à la distribution effective de l’avantage financier. En réalité, cette prérogative n’est pas totalement éliminée de l’action mais simplement suspendue ([301]).

En effet, il résulte de l’article 228-14 du code de commerce (ancien art. L. 269-3) que si les dividendes prioritaires dus au titre de trois exercices ([302]) ne sont pas versés le droit de vote est rétabli, à compter de l’assemblée annuelle constatant l’absence de versement. Cependant, ce rétablissement n’est que temporaire : si les dividendes prioritaires sont distribués pendant trois exercices, consécutifs, alors le droit de vote est à nouveau supprimé. On le voit, les actions à dividende prioritaire sont des droits sociaux précaires, tantôt titres de placement, tantôt titres de participation, selon que les avantages financiers soient ou non régulièrement octroyés ([303]).

Ensuite, la suppression du droit de vote n’est pas absolue. Si, aux termes de l’article 228-12 du Code de commerce (ancien art. L. 269-1), le porteur de cette valeur mobilière ne peut ni voter, ni même participer aux assemblées générales d’actionnaires, l’article 228-15 (ancien art. L. 269-4) lui octroie un droit de vote au sein d’une assemblée spéciale. Cette faculté de réunion est d’ordre public. Cet organe dispose de plusieurs prérogatives. En premier lieu, il peut émettre un avis avant toute convocation de l’assemblée générale de la société. Il peut par ailleurs nommer un mandataire qui assistera aux délibérations, sans voix délibérative, si les statuts ont prévu cette possibilité. Ces décisions sont adoptées à la majorité des voix des actionnaires présents ou représentés. En second lieu, toute modification des droits des porteurs d’actions à dividende prioritaire doit être approuvée par l’assemblée spéciale ([304]), dans les conditions de quorum et de majorité prévues à l’article 225-96 (ancien art. L. 153), alinéas 2 et 3 ([305]).

De même, le porteur d’action à dividende prioritaire jouit du droit de vote dans l’assemblée générale de clôture de la liquidation. En effet, l’article 237-9 du code de commerce (ancien art. L. 397) prévoit la participation de tout associé, y compris les titulaires d’actions sans droit de suffrage ([306]), afin de statuer sur le compte définitif, sur le quitus de la gestion du liquidateur et la décharge de son mandat et pour constater la clôture de la liquidation. A ce moment là, chaque membre du groupement doit être en mesure de défendre ses droits. De surcroît, le versement d’un dividende prioritaire à ce stade ultime de la vie sociale n’a plus lieu d’être : le porteur de cette catégorie d’action retrouve fort logiquement son droit de suffrage.

Par ailleurs, il convient de remarquer que le titulaire d’actions sans droit de vote jouit de toutes les autres prérogatives extra-pécuniaires normalement attachées à l’action, d’après l’article 228-12 (ancien art. L. 269-1) ([307]).

Ainsi, la pertinence de ces arguments conduit à conclure en faveur de la qualification d’action. Le « titre » jouit de toutes les prérogatives liées à une action ordinaire. La simple suspension du droit de vote interdit de voir dans l’action à dividende prioritaire un droit social de nature différente.

A l’appui de cette opinion, on peut en outre invoquer la rédaction même de l’article 228-12, aux termes duquel « les actions à dividende prioritaire sans droit de vote ne peuvent représenter plus du quart du capital social ». Or, celui-ci ne peut être divisé qu’en actions, d’après l’article 225-1 (ancien art. L. 73) ([308]). C’est donc que les actions sans droit de vote sont de véritables actions ([309]).

 

Les règles gouvernant l'attribution du droit de vote conduisent donc à conclure en faveur du caractère contractuel de cette prérogative. Cependant, il est apparu nécessaire de protéger ces fondements conventionnels, dans les sociétés à faible intuitu personnae.

 

 

Section 2 : La protection de ces fondements contractuels

 

Les fondements contractuels du droit de vote font l'objet d'une triple protection.

En premier lieu, ils sont protégés civilement. Toute atteinte au principe de la participation de tout associé aux affaires sociales est sanctionnée par la nullité. Ainsi, la clause statutaire qui priverait un apporteur de son droit de suffrage serait nulle ([310]). De même, une assemblée générale à laquelle un associé n'aurait pas été mis en mesure d'exercer son droit de vote encourt la même sanction ([311]).

Ensuite, le législateur lui-même ne pourrait valablement attenter au droit de vote de manière trop manifeste. Dans ce cas, c'est la propriété du titre, au sens de l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du citoyen, qui s'en trouverait compromise ([312]).

Enfin, le droit de suffrage fait l'objet d'une protection pénale, mais dans les sociétés par actions seulement, à l'exception notable des sociétés par actions simplifiées.

La loi du 24 juillet 1867 ne connaissait qu’une seule infraction : le délit de création de majorité factice ([313]). Sous l’empire de ce texte, étaient punissables les personnes qui s’étaient présentées faussement comme actionnaires aux assemblées générales, à condition toutefois que le résultat final de la délibération eût été modifié.

Néanmoins, un décret-loi du 29 novembre 1939 modifia sensiblement cette infraction : la seule émission d’un vote par des personnes non actionnaires était répréhensible, peu important l’influence du suffrage sur la formation de la majorité ([314]).

Le code de commerce a repris ces dispositions et sanctionne la même infraction. Elle a créé un autre délit : le délit d’entrave à la participation.

Désormais, l’article 242-9 de ce texte (ancien art. L. 440) dispose que : « Seront punis d’un emprisonnement de deux ans et d’un amende de 60 000 F, ou de l’une de ces deux peines seulement :

1° Ceux qui, sciemment, auront empêché un actionnaire de participer à une assemblée d’actionnaires ;

2° Ceux qui, en se présentant faussement comme propriétaires d’actions ou de coupures d’actions, auront participé au vote dans une assemblée d’actionnaires, qu’ils aient agi directement ou par personne interposée ; » ([315]).

Toutefois, cette protection du titulaire du droit de vote est limité aux sociétés par actions. En effet, le principe de légalité des délits et des peines, qui implique une interprétation stricte des textes répressifs ([316]) interdit d’étendre aux autres formes sociales les sanctions prévues par l’article 242-9.

Ce texte protège le titulaire du droit de vote en créant deux délits : l’entrave à la participation (§1) et l’usurpation de la qualité d’actionnaire (§2).

 

§1- Le délit d’entrave à la participation

 

L’article 242-9, 1°, est destiné à assurer la régularité des décisions prises et à lutter contre les pratiques visant à empêcher que le quorum ne soit atteint ([317]).

Pour être réalisée et sanctionnée (B), l'infraction suppose la réunion de plusieurs éléments (A)

 

A. Les éléments constitutifs de l’infraction

 

Pour être constituée, l’infraction ([318]) suppose la réunion de trois éléments.

Tout d’abord, la victime doit avoir la qualité d’actionnaire, dont la preuve se fait conformément au droit commun ([319]). Cependant, jusqu’à la perte définitive de sa qualité, notamment par la cession de ses droits sociaux, l’actionnaire conserve le bénéfice de la protection pénale ([320]).

De l’avis général, sur ce point, ce texte doit être interprété largement ([321]). En conséquence, si la victime est un mandataire de l’actionnaire, il demeure applicable. Ainsi en a décidé la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 3 octobre 1975 ([322]). En l’espèce, le délit avait été commis à l’encontre d’un mandataire désigné par les copropriétaires d’actions indivises, conformément à l’article L. 163, alinéa 4 (actuellement art. 225-110 C. Com.). Il n’était donc pas actionnaire stricto sensu puisque cette qualité appartient, d’après le droit applicable au moment des faits, soit à l’indivision soit à chacun des indivisaires ([323]), mais en aucun cas au représentant de ceux-ci. Pourtant, en dépit du principe de légalité des délits et des peines, la Haute juridiction a approuvé une Cour d’appel d’avoir étendu la protection pénale au mandataire des indivisaires, en ces termes : « l’article 440 §1 de la loi du 24 juillet 1966 qui prévoit des sanctions contre ceux qui, « sciemment, auront empêché un actionnaire de participer à une assemblée d’actionnaires » est applicable dans le cas où cet obstacle est opposé à un mandataire désigné en vertu de l’article 163 de la même loi ». A fortiori, cette solution doit-elle être étendue a l’hypothèse d’une représentation d’un actionnaire par un autre actionnaire, prévue par l’article 225-106 du code de commerce –(ancien art. L. 161).

Le texte trouve également à s’appliquer malgré le principe de légalité si la victime, sans être actionnaire, représente son conjoint actionnaire. Une solution inverse méconnaîtrait le principe de transparence inhérent au mécanisme de représentation parfaite ([324]). A travers son conjoint, c’est l’actionnaire qui aura été entravé.

La question s’est également posée de savoir si le représentant d’une personne morale actionnaire pouvait ou non se prévaloir de l’article 242-9, 1°. La Cour de cassation y a répondu par l’affirmative ([325]). En l’espèce, les dirigeants d’une société anonyme avaient refusé l’accès à l’assemblée générale aux mandataires de personnes morales actionnaires. Ceux-ci invoquèrent alors les dispositions de l’article L. 440, 1°(actuellement art. 242-9 C. Com.). Le problème était en conséquence celui de la validité de la représentation des personnes morales au regard de l’article L. 161 (actuellement art. 225-106 C. Com.). Si elles pouvaient choisir des représentants qui n’étaient pas eux-mêmes actionnaires de la société anonyme, le refus d’accès à l’assemblée générale était injustifié et l’infraction constituée. A l’inverse, si les mandataires devaient détenir des actions de la société, ils n’avaient aucun droit de participation et les prévenus devaient être relaxés. La Cour d’appel de Paris opta pour la seconde thèse au motif que « l’affirmation selon laquelle il est de droit et de pratique constante que des personnes morales actionnaire soient représentées aux assemblées générales soit par leur représentant légal soit par un mandataire pouvant justifier de pouvoirs réguliers sans que lui-même soit nécessairement actionnaire, est contraire aux dispositions de l’article 161 de la loi du 24 juillet 1966 » ([326]).

Cette solution heurtait le principe contenu dans l’article 225-51 du code de commerce (ancien art. L. 113), qui confère au président de la société anonyme les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom de la société. De même, la position adoptée par la Cour de Paris méconnaissait le mécanisme de la délégation de pouvoir ([327]). En effet, c’est le dirigeant de la personne morale, agissant en tant que chef d’entreprise, qui délègue à son préposé, et non la société elle-même. En d’autres termes, les juges parisiens confondaient la technique du mandat et celle de la délégation, à laquelle l’article L. 161 (actuellement art. 225-106 C. Com.) est étranger ([328]). Fort logiquement, la Chambre criminelle a exercé sa censure : « il résulte des dispositions combinées des articles 161 et 440, 1°, de la loi du 24 juillet 1966 que toute personne morale actionnaire d’une société anonyme est représentée aux assemblées générales de celle-ci soit par son représentant légal, soit par un fondé de pouvoir désigné à cet effet, conformément à la loi ou aux statuts, que ce dernier soit ou non lui-même actionnaire ». Cependant, la Cour de cassation exige une désignation régulière des mandataires. La solution de la Haute juridiction est parfaitement justifiée. En effet, bloquer l’accès au représentant de la personne morale, qu’il s’agisse de son représentant légal ou d’un tiers substitué, revient à entraver la participation de l’actionnaire lui-même.

L’article 242-9, 1°, exige ensuite un acte d’empêchement pour que le délit soit constitué. De l’avis général, ce texte est mal rédigé car il se borne à viser un « empêchement », sans préciser en quoi ce dernier peut consister ([329]). Selon les auteurs, l’infraction sera réalisée en cas de manœuvres dolosives de toute nature ([330]). Il pourra par exemple s’agir des procédés de droit commun, tels la violence, qui se matérialise par des voies de fait ou le chantage. Mais l’acte d’empêchement peut également être un défaut de convocation ([331]) ou une irrégularité commises dans l’exécution des formalités prévues par la loi ([332]).

La jurisprudence a eu l’occasion de préciser le sens de cette notion. L'acte d'empêchement visé par le texte réside dans l'utilisation de toute manœuvre frauduleuse, quelle qu'en soit la forme, ayant pour objet ou pour effet d'empêcher un actionnaire de participer à l'assemblée générale ([333]) Ainsi, pour la Cour d’appel de Paris, celui-ci peut être d’ordre matériel, et résider dans un changement d’horaire de la réunion dont l’actionnaire n’a pas été informé ([334]), ou d’ordre juridique. A cet égard, il convient de mentionner un arrêt rendu par la Chambre criminelle le 13 mars 1989 ([335]). En l’espèce, un dirigeant, après la convocation de l’assemblée générale par un mandataire de justice, aurait procédé à une nouvelle répartition des actions, afin d’empêcher deux actionnaires de participer à l’assemblée. Pour la Cour de cassation, censurant la Cour d’appel de Paris, l’infraction prévue par l’article 440, 1°, suppose un acte d’entrave à la participation des actionnaires. Or, en l’occurrence, les juges du fond s’étaient bornés à mentionner que le prévenu avait procédé à la convocation par un journal d’annonces légales, et non par lettre nominative. Selon la Haute juridiction, ces constatations sont insuffisantes à caractériser l’entrave ([336]). En cela, le délit de distingue du défaut de convocation ou de non communication des documents sociaux, lesquels n'empêchent pas le titulaire des droits sociaux d'accéder à l'assemblée ([337]).

 

L’empêchement ainsi défini doit également avoir pour effet de bloquer l’accès à l’assemblée à un actionnaire ([338]).

 

Enfin, il résulte de la lettre de l’article 242-9, 1°, que le délit d’entrave à la participation suppose la mauvaise foi du prévenu. Celui-ci doit avoir agi en connaissance de cause. Autrement dit, il s’agit d’un délit intentionnel. La Chambre criminelle a eu l’occasion de le rappeler ([339]), en censurant les juges du fond qui n’avait pas caractérisé l’élément intentionnel de l’infraction, en se contentant d’en affirmer l’existence.

Par conséquent, conformément au droit commun ([340]), le prévenu ne peut invoquer l’erreur de droit comme cause d’exonération ([341]). En d’autres termes, celui-ci ne pourrait pas se prévaloir de l’ignorance des prescriptions légales et réglementaires, issues du code de commerce et du décret n° 67-236 du 23 mars 1967, relatives aux formalités de convocation des actionnaires, pour échapper aux sanctions. Certes, le régime de l’erreur de droit a été quelque peu assoupli par l’entrée en vigueur du nouveau Code pénal. En effet, celui-ci prévoit, dans son article 122-3 que « n’est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu’elle n’était pas en mesure d’éviter, pouvoir légitimement accomplir l’acte ». Néanmoins, il ne semble pas que le dirigeant social poursuivi sur le fondement de l’article 242-9, 1°, puisse se prévaloir de ce libéralisme. Ses fonctions lui interdisent par essence d'invoquer le bénéfice de l'erreur de droit et ne le font pas échapper à la sanction.

 

B. La mise en œuvre de la sanction

 

L’article 242-9, 1°, est rédigé de manière très générale. Il se borne à viser « ceux » qui auront entravé la participation des actionnaires. En conséquence, il ne s’agira pas forcément des dirigeants sociaux ([342]), même si la jurisprudence rendue sur le fondement de ces dispositions ne concernaient que ces derniers. Ainsi, par exemple, l’infraction peut être commise par un salarié de la société ([343]).

Conformément au droit commun ([344]), la complicité est punissable : le complice sera assimilé à l’auteur principal de l’infraction.

En revanche, la tentative n’est pas répréhensible ([345]), le délit étant un délit instantané, consommé le jour de la réunion de l’assemblée générale, qui fait également courir le délai de prescription de l’action publique.

 

En outre, la question se pose de savoir si la délibération de l’assemblée au cours de laquelle l’infraction est commise encourt la nullité. Antérieurement à la loi du 24 juillet 1966, les auteurs étaient divisés ([346]). Pour les uns, la délibération n’était nulle que si l’exclusion arbitraire d’actionnaires avait eu une influence quelconque sur la formation de la majorité. Pour les autres, à l’inverse, la nullité était automatique, peu important le résultat définitif du vote. D’ailleurs, cette thèse avait rencontré un écho favorable auprès des tribunaux.

La loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, en instituant l’incrimination, a modifié les données du problème, d’autant plus qu'elle prévoit un régime restrictif en matière de nullités, dans son article L. 360 (actuellement, art. 235-1 C. Com.). Or, certains auteurs considèrent que, en matière de droit des sociétés, les dispositions répressives ont pour vocation première de se substituer aux sanctions civiles destructrices de l’acte ([347]). Autrement dit, lorsque la loi édicte une disposition répressive, l’assemblée générale au cours de laquelle l’infraction a été commise échappe à l’annulation.

Cependant, cette thèse encourt la critique sur plusieurs points. Tout d’abord, d’une manière générale, il peut paraître choquant de sanctionner pénalement une personne et de laisser subsister le résultat de sa fraude. Ensuite, même si l’article 242-9, 1°, n’est pas expressément sanctionné par la nullité, il semble qu’il s’agisse d’une disposition impérative car ce texte concerne le droit de participation. En conséquence, la délibération de l’assemblée générale ordinaire au cours de laquelle un actionnaire aurait été entravé dans l’exercice de ses prérogatives politiques est annulable.

Néanmoins, puisque l’article 235-1 retient comme cause de nullité des délibérations la violation des principes généraux du droit des contrats, la résolution d’une assemblée générale extraordinaire pourra être annulée sur le fondement de l’adage « fraus omnia corrumpit » ([348]). C’est cette solution qu’a adoptée la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 6 juillet 1983 ([349]). En l’espèce, la chambre commerciale considère que « dès lors qu’il est établi que c’est en fraude des droits d’actionnaires minoritaires qu’une assemblée générale extraordinaire a été convoquée et a délibérée, l’arrêt qui prononce la nullité de cette assemblée est justifié ». Autrement dit, il n’y a pas lieu d’appliquer le système de la défalcation : la seule commission du délit entraîne la fraude aux droits des actionnaires, l’assemblée doit être annulée, quelle qu’ait pu être l’influence de l’infraction sur l’adoption de la délibération.

 

Une autre infraction protège le droit de participation : il s’agit du délit d’usurpation de la qualité d’actionnaire.

 

§2- Le délit d’usurpation de la qualité d’actionnaire

 

L’article L. 242-9, 2°, sanctionne d’un emprisonnement de deux ans et d’une amende de 60 000 F, ou de l’une de ces deux peines seulement, « ceux qui, en se présentant faussement comme propriétaires d’actions  ou de coupures d’actions ([350]), auront participé au vote dans une assemblée d’actionnaires, qu’ils aient agi directement ou par personne interposée ». La loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, puis le code de commerce, ont repris pour l’essentiel le régime antérieur issu du décret-loi du 29 novembre 1939, qui réprimait le délit de vote frauduleux ([351]). Néanmoins, ils ont supprimé une infraction voisine, le délit de remise d’actions en vue d’un tel vote ([352]). L’article 242-9, 2°, vise ainsi à sanctionner un manquement particulièrement grave à l’affectio societatis ([353]).

 

Pour être constituée, l’infraction suppose la réunion de trois éléments.

En premier lieu, une personne doit participer à l’assemblée, en se présentant à tort comme actionnaire. Néanmoins, l’actionnaire conserve sa qualité, et toutes les prérogatives afférentes, jusqu'à la cession définitive de son droit social. Ainsi, par exemple, si l’action a fait l’objet d’un transfert en blanc, le cessionnaire ne peut prendre part à l’assemblée, sous peine de commettre le délit prévu à l’article 242-9, 2°. Un arrêt de la Cour d’appel de Paris le rappelle opportunément ([354]). En l’occurrence, un actionnaire détenteur d’une action l’avait cédée à un autre actionnaire, par une cession en blanc ([355]). Mais, il avait ultérieurement participé au vote d’une résolution aboutissant à la révocation d’un administrateur. La voix du cédant ayant fait basculer la majorité, le dirigeant révoqué soutint alors que le cessionnaire avait seul la qualité d’actionnaire, compte tenu de la cession en blanc. Par suite, le cédant était coupable du délit de simulation prévu à l’article L. 440, 2°. Les termes du débat étaient clairs : soit la cession en blanc était valable et le cédant avait perdu la qualité d’actionnaire, commettant alors l’infraction ; soit, à l’inverse, le transfert était nul, et le cédant échappait à l’incrimination.

Le tribunal correctionnel de Meaux opta pour la première thèse et condamna par conséquent le prévenu. Néanmoins, sa position est infirmée par la Cour d’appel, en ces termes : « l’ordre de transfert signé en blanc par [le cédant] ne peut être compris que comme une promesse de vente ([356]) imparfaite puisque, lors de la signature par le prévenu, elle ne comportait aucune indication de prix, ni de méthode permettant de le déterminer [...] ; la cession en blanc de l’action ne produire son effet en raison des omissions essentielles de l’acte de transfert et du non respect des articles 1589 et 1591 du Code civil ». La cession en blanc n’était donc pas valable, étant dépourvue d’un de ses éléments essentiels. Par conséquent, le cédant était toujours actionnaire et pouvait à ce titre prendre part à la délibération litigieuse, sans commettre le délit de simulation sanctionné par l’article L. 440, 2°. A l’inverse, si le cessionnaire en blanc avait voté du chef de l’action objet du transfert en blanc, il encourrait les peines prévues par ce texte.

 

La question de l’application de ce texte aux hypothèses de représentation de l’actionnaire a suscité un vif débat doctrinal. Une personne qui se présente à tort comme un mandataire commet-elle ou non le délit d’usurpation ? Pour les uns, les règles régissant le droit pénal étant d’interprétation stricte, ce faux représentant échappe à l’incrimination ([357]). Pour les autres, à l’inverse, en dépit de ces principes, celui qui se présente fallacieusement comme le représentant d’un actionnaire encourt la sanction prévue à l’article 242-9, 2° ([358]). La jurisprudence ne semble pas avoir tranché entre ces deux thèses. Néanmoins, il apparaît que l’esprit du texte doit prévaloir sur sa lettre. Le législateur a souhaité empêcher toutes les participations frauduleuses. En outre, compte tenu du principe de transparence qui régit la représentation parfaite, celui qui s’est faussement présenté comme le mandataire d’un actionnaire a en réalité usurpé la qualité de ce dernier.

En revanche, l’infraction est réalisée dans l’hypothèse d’un représentant d’une personne qui ne serait pas le véritable porteur des titres ([359]). En effet, l’article 242-9, 2° vise également la commission du délit « par personne interposée », ce qui englobe l’hypothèse du vrai mandataire du faux actionnaire ([360]). Celui-ci pourra d’ailleurs être poursuivi en tant que coauteur s’il était de mauvaise foi, c’est à dire s’il savait que son mandant n’était pas le véritable titulaire des actions. Inversement, il échappe à l’incrimination s’il démontre qu’il ignorait la simulation ([361]).

La question s’est également posée de savoir si celui qui souscrivait des actions en tant que prête-nom était passible des peines prévues par l’article 242-9, 2°. La convention de prête-nom, définie comme celle par laquelle une personne agit pour le compte d’une autre tout en laissant persister chez son cocontractant la croyance qu’elle agit en son nom propre ([362]), n’est pas illicite en soi, d’après l’article 1321 du Code civil. D’ailleurs, la jurisprudence commerciale valide ce mode de souscription, à condition qu’il n’y ait pas fraude et que la libération des actions ne soit pas fictive ([363]).

Néanmoins, les juridictions pénales adoptent une position beaucoup moins libérale puisqu’elles sanctionnent la personne qui souscrit en qualité de prête-nom : celle-ci participe bien à une délibération du chef d’actions dont elle n’est pas le véritable porteur ([364]). La position adoptée par la jurisprudence répressive ne souffre pas la discussion ([365]). En effet, la convention de prête-nom s’analyse classiquement comme une forme de simulation par interposition de personnes ([366]). Or, précisément, l’article 242-9, 2° s’applique dans l’hypothèse où l’infraction est commise par personne interposée. Par conséquent, en dépit de la validité de principe de la convention, constamment affirmée par la jurisprudence commerciale, il y a lieu de sanctionner pénalement les souscripteurs en qualité de prête-nom.

 

La question du vote par prête nom se retrouve dans l’hypothèse particulière du suffrage des actionnaires non résidents, qui se rencontre dans les sociétés cotées ([367]). Ce problème, qui aurait pu sembler théorique il y a quelques années compte tenu de l’apathie de l’actionnariat, a pris une singulière importance. En effet, non seulement les étrangers détiennent environ 40 pour cent des titres cotées sur la place de Paris ([368]) mais en plus ceux-ci, loin d’être des actionnaires passifs, manifestent un intérêt réel pour le droit de vote attaché aux actions ([369]).

Les actionnaires non résidents n’ont aucun rapport direct avec la société émettrice des titres. Ceux-ci sont gérés par l’intermédiaire de trustees ([370]) ou plus fréquemment de nominees ([371]). C’est ce dernier cas qui pose un problème au regard du délit d’usurpation de la qualité d’actionnaire.

En effet, l’impératif de transparence qui régit les marchés financiers commande aux sociétés cotées de connaître la géographie de leur capital et donc l’identité de leurs actionnaires, ce qui marque une résurgence de l’intuitu personae dans ce type de groupement ([372]). Dès lors, les pouvoirs publics ont rendu obligatoire l’inscription en compte de tout propriétaire d’actions ([373]) et cette inscription est requise pour pouvoir voter. Or, le nominee n’est pas propriétaire des titres, même à titre temporaire. Sa situation s’apparente à celle d’un prête nom ([374]). Or, on l’a vu, la jurisprudence pénale se montre moins libérale que la jurisprudence commerciale et refuse le vote du prête nom. Ce dernier commet le délit prévu à l’article 242-9, 2°. La Chambre criminelle procède à une interprétation large du terme « faussement » employé par le texte ([375]). Bien que le dispositif actuel n’ait, à notre connaissance, donné lieu à aucun contentieux, il est source d’insécurité juridique et à ce titre insatisfaisant. Certes, les nominees s’inscrivent en compte d’actionnaire et exercent le droit de vote attaché aux titres. Mais la société émettrice, si elle découvrait leur véritable qualité d’intermédiaire et non de véritable titulaire des actions, serait fondée à leur refuser l’accès aux assemblées ([376]).

C’est la raison pour laquelle les pouvoirs publics, reprenant des propositions de l’Association nationale des sociétés par actions ([377]), ont prévu, dans le projet de loi n° 2250 du 15 mars 2000 sur les nouvelles régulations économiques, dont les dispositions ont été définitivement adoptées le 15 mai 2001, un procédé d’identification des actionnaires non résidents ([378]). Cette réforme octroie au nominee la faculté de s’inscrire en compte d’actionnaire, mais à condition de révéler spontanément sa qualité d’intermédiaire et de fournir à la société émettrice un certain nombre de renseignements relatifs au propriétaire réel non résident. A défaut, le nominee serait passible des sanctions prévues à l’article 242-9, 2°. En outre, il se verrait privé du droit de vote jusqu’à régularisation de l’identification. Le projet institue également une suspension judiciaire du droit de vote, calqué sur celle prévue en cas de non respect de l’obligation de déclaration de franchissement de seuils ([379]). Dès lors, si le manquement au devoir d’identification a été volontaire, le tribunal de commerce peut prononcer la privation totale ou partielle du droit de suffrage attaché aux actions concernées, pour une durée maximale de cinq ans.

 

Par ailleurs, si la souscription est fictive, l’infraction sera constituée. Ainsi en a décidé la Chambre criminelle dans un arrêt rendu le 21 janvier 1960 ([380]). En l’espèce, la Cour de cassation approuve les juges du fonds d’avoir condamné une personne sur le fondement de l’article 13 de la loi du 24 juillet 1867, repris par l’article 242-9, 2°, au motif que l’acquisition des actions était purement fictive. Le prévenu, pour sa défense, excipait de l’existence d’une convention de croupier qu’il avait conclue avec une société. Selon lui, ce contrat ne confère que des droits d’ordre pécuniaire au croupier, par conséquent, lui seul était actionnaire et partant titulaire du droit de vote. Néanmoins, la Cour d’appel puis la Haute juridiction n’ont pas été sensibles à son raisonnement, considérant le contrat litigieux comme invraisemblable et artificiel. Dès lors, seule la société pouvait participer à l’assemblée, le prévenu se rendant ainsi coupable du délit de simulation de la qualité d’actionnaire.

 

Toutefois, pour que l’infraction soit réalisée, encore faut-il que celui qui se prétend titulaire de droits sociaux ait pris part au vote dans une « assemblée d’actionnaires ». Compte tenu de la généralité des termes employés, peu importe qu’il s’agisse d’une assemblée ordinaire, extraordinaire ou spéciale ([381]). En revanche, s’il s’agit d’une assemblée d’obligataires, l’usurpateur échappe à l’incrimination ([382]).

Cependant, pour que l’infraction soit constituée, ce dernier ne doit pas avoir seulement participé à l’assemblée, il doit avoir pris part activement à la délibération. En d’autres termes, il doit avoir effectivement exercé le droit de vote réservé à l’actionnaire. Le seul fait d’assister aux débats n’est pas répréhensible. L’incrimination pénale vise à protéger le droit de vote de l’actionnaire et non son droit de participation ([383]).

Avant l’édiction du décret-loi du 29 novembre 1939, la participation frauduleuse au scrutin devait aboutir à créer une majorité factice. Autrement dit, il y avait lieu d’appliquer le système de la défalcation. Si le vote de l’usurpateur faisait basculer la majorité, celui-ci se voyait sanctionné pénalement ; dans le cas contraire, il échappait à l’incrimination ([384]). Désormais, peu importe l’influence du vote frauduleux sur la résolution de l’assemblée générale : du moment qu’une personne dépourvue de la qualité d’actionnaire prend part activement à la délibération, l’infraction est constituée.

 

Toutefois, le délit de simulation de la qualité d’actionnaire est intentionnel : l’usurpateur doit être de mauvaise foi ([385]). Celle-ci résultera de la simple connaissance par le prévenu qu’il n’est pas porteur des actions. En conséquence, du fait de cette exigence d’un élément intentionnel, la négligence ou l’imprudence ne sont pas répréhensibles. Seule compte la connaissance par le simulateur du fait qu’il ne détient aucun droit sur les titres.

 

Les modalités de mise en œuvre de la sanction sont similaires à celles prévues en matière de délit d’entrave à la participation. La complicité est punissable mais la tentative ne l’est pas. L’action publique se prescrit par trois ans à compter du jour de la réunion de l’assemblée générale.

 

On l’a vu, la titularité du droit de vote ne fait l’objet d’une protection pénale que dans les sociétés par actions. Est-ce à dire que dans les autres formes sociales la protection de cette prérogative de l’associé est moindre ? Encore faudrait-il que la répression pénale soit effective ([386]). Or, précisément, le contentieux relatif à la protection pénale du droit de vote est peu abondant ([387]). En effet, outre les raisons traditionnellement invoquées pour expliquer l’ineffectivité du droit pénal des sociétés ([388]), cette quasi-inexistence peut se justifier par la réticence des actionnaires à agir devant les juridictions répressives ([389]). Ceux-ci préfèrent agir sur le plan civil et faire prononcer la nullité de la délibération. En outre, l’action du législateur, qui a cru renforcer la protection accordée aux actionnaires n’a pas eu les effets préventifs escomptés ; en la matière, l’inflation législative a réduit l’impact dissuasif traditionnellement attaché à l’existence d’une sanction pénale ([390]).

 

L'attribution du droit de vote découle donc du contrat de société. Parce que la collaboration est de l'essence même de ce dernier au point d'en être une condition de validité, les parties se voient reconnaître le droit de vote destiné à la mettre en oeuvre. Parce que la conclusion d'un contrat de société permet au contractant d'être membre d'un groupement personnifié, celui-ci se verra octroyer cette prérogative, soit directement soit dans le but de garantir sa créance pécuniaire. Mais l'originalité de ces fondements contractuels réside dans l'existence d'un arsenal répressif, à l'efficacité pratique au demeurant douteuse.

 

Le droit de vote n'est pas seulement un droit contractuel par ses règles d'attribution. Il l'est aussi par ses conditions d'exercice.

 


Chapitre II : Un DROIT CONTRACTUEL PAR SES CONDITIONS D’EXERCICE

 

 

 

L'exercice du droit de vote n'est pas totalement libre. L'associé, lorsqu'il émet un suffrage, peut causer un préjudice au dirigeant et engager ainsi sa responsabilité personnelle ([391]). Le vote peut également nuire à la communauté des associés, parce que le votant a privilégié son intérêt personnel sur son intérêt d'associé. En effet, depuis 1961 ([392]), la jurisprudence considère qu’il y a abus de majorité dès lors qu’une résolution « a été prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité » ([393]). Cette définition n’a quasiment pas varié depuis ([394]).

La notion d’abus de minorité ([395]) a été consacrée plus tardivement. Elle est apparue pour la première fois en jurisprudence en 1957 ([396]) mais ce n’est que par un arrêt du 15 juillet 1992 que la Cour de cassation en a donné une définition précise ([397]). Pour la Haute Juridiction, il s’agit de l’attitude du minoritaire adoptée « contrairement à l’intérêt général de la société, en ce qu’elle interdit la réalisation d’une opération essentielle pour celle-ci, et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés » ([398]). Cette formule a été ultérieurement reprise ([399]).

On le voit, la définition de l’abus de minorité est calquée sur celle de l’abus de majorité. Faut-il pour autant considérer que les deux concepts sont similaires ? En dépit du silence de la jurisprudence ([400]), une réponse positive s’impose (Section 1). C’est cette identité qui justifie une même sévérité dans les sanctions (Section 2).

 

Section 1 : La notion de vote déloyal ([401]).

 

Les deux formes d’abus peuvent être considérées comme représentant les deux visages d’une même déloyauté dans l’émission du vote ([402]). Cette identité se retrouve tant au regard des éléments constitutifs (§1) que des fondements (§2).

§1- Des éléments constitutifs similaires

 

Traditionnellement, la jurisprudence exige deux conditions pour caractériser l’abus dans l’exercice du vote (A). Cependant, certains auteurs, parfois suivis par les juridictions, ont réduit la notion à un critère unique (B).

 

A. Les éléments constitutifs de l’abus

 

Une fraction de la doctrine a parfois vu dans la définition donnée par la Cour de cassation en 1961 la nécessité du respect de trois conditions ([403]).

Tout d’abord, l’émission du vote doit contrarier l’intérêt social. Ensuite, le suffrage doit être motivé par l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité. Enfin, il doit être émis au détriment des membres de la minorité.

Cependant, la majorité des auteurs ([404]) analysent la formule traditionnellement employée par la jurisprudence comme posant deux conditions à la commission de l'abus. D'une part, le vote doit intervenir en violation de l’intérêt social (a) et, d'autre part, provoquer intentionnellement une rupture d’égalité (b).

 

                                   a- La méconnaissance de l’intérêt social

 

La jurisprudence exige que la décision ait été adoptée en méconnaissance de l'intérêt social pour être entachée d'abus. Dès lors, la question est de savoir ce qu'il faut entendre par "méconnaissance de l'intérêt social" (1) et surtout par "intérêt social", cette notion étant pour le moins sujette à controverse (2). En outre, l'abus est souvent commis dans le cadre d'un groupe de sociétés. Par conséquent, il convient de se demander, si à l'instar de ce qui prévaut en matière pénale, l'intérêt du groupe est de nature à légitimer l'abus (3).

 

1. La notion de méconnaissance

 

Contrairement à l’opinion émise par certains ([405]), qui arguent de la référence à une « opération essentielle pour la société », l’atteinte à l’intérêt social est exigée avec la même acuité dans les deux types d’abus. La mention d’une « opération essentielle » peut s’expliquer par la volonté de la Chambre commerciale de préciser en quoi peut consister la méconnaissance de l’intérêt social dans l'hypothèse particulière d'un abus de minorité. Selon toute logique, cette « opération essentielle » est celle qui met en péril l’avenir même de la société ([406]) ou celle qui peut être envisagée comme un acte conservatoire ([407]).

En effet, l’impératif de protection des minorités, qui domine la loi du 24 juillet 1966, reprise par le code de commerce, et ses applications jurisprudentielles, empêche de remettre en cause toute opposition minoritaire. L’abus de minorité ne doit être retenu que dans des hypothèses exceptionnelles, dans lesquelles la survie de la société est en jeu. Dans le cas contraire, le système protecteur des minorités perdrait toute raison d’être. Autrement dit, comme le fait remarquer un auteur, l’abus de minorité doit demeurer un « mécanisme correcteur » ([408]).

Néanmoins, le vote du minoritaire doit, pour porter atteinte à l’intérêt social, être émis en parfaite connaissance de cause. En d’autres termes, le minoritaire ne pourra se voir reprocher d’avoir bloqué l’adoption d’une « opération essentielle », si l’information sur l’importance de la mesure était insuffisante ou inexistante. Autrement dit, l'absence de transparence sur les affaires sociales légitime l'opposition du minoritaire. Cette analyse, parfois fondée sur le principe du contradictoire ([409]) a été consacrée par la Cour de cassation ([410]).

En outre, ce n’est pas parce que la Haute juridiction ne fait pas référence à une « opération essentielle » en matière d’abus de majorité qu’elle entend adopter une conception moins restrictive de cette notion. Ce concept, parce qu’il remet en cause la loi de la majorité, doit demeurer d’une application exceptionnelle ([411]), sous peine d’aboutir à « un gouvernement judiciaire sur initiative minoritaire » ([412]).

 

Force est de constater qu’à l’exception de cette précision, la jurisprudence se borne à exiger une atteinte à l’intérêt social, mais n’a jamais défini ce concept. Ce silence, tant légal que jurisprudentiel, a suscité une vive controverse doctrinale.

 

2. La notion d’intérêt social

 

La doctrine, face aux lacunes du législateur et du juge, est profondément divisée. Trois conceptions s’affrontent ([413]).

Une première approche de l’intérêt social consiste à y voir l’intérêt commun des associés. Elle se fonde sur une analyse contractuelle de la société. Pour les partisans de cette thèse ([414]), la société naît d’un contrat dont la cause est le partage des bénéfices. D’après l’article 1833 du Code civil, « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Il ressort de ce texte, d’une part, qu’il doit exister une communauté d’intérêts entre les associés, qui s’oppose à l’octroi d’avantages à certains d’entre eux seulement, et d’autre part que le but de la société ne peut être que la satisfaction de l’intérêt des associés. En d'autres termes, l'intérêt social ne peut être que celui des associés.

Dans ces conditions, ce dernier dicte la recherche du profit maximal ([415]) qui doit être opérée, non en dehors de toute activité sociale, mais à travers la réalisation de l’objet. Cette interprétation est conforme à l’esprit du Code civil de 1804, l’intérêt commun ayant été envisagé à ce moment-là comme l’obligation de chacun de respecter l’intérêt de ses coassociés ([416]). C'est d'ailleurs cette approche de l'intérêt social que retient le rapport Marini lorsqu'il affirme que "la première raison d'être de toute société est l'enrichissement de ses actionnaires" ([417]). La Cour de Paris a d'ailleurs implicitement, mais très nettement, avalisé cette thèse ([418]). En l'espèce, les juges parisiens valident une cession des actions d'autocontrôle intervenant en dehors d'une période d'offre publique, motif pris que l'opération n'est pas contraire à l'intérêt social, "qui ne se confond pas avec celui de quelques actionnaires ou groupes d'actionnaires". C'est affirmer que l'intérêt social se confond avec l'intérêt de l'ensemble de la communauté actionnariale, visé par l'article 1833 du Code civil. Cette lecture est confortée par la référence aux conditions financières de la cession, qui se rattachent traditionnellement à l'intérêt commun des associés.

 

A l’opposé de cette analyse, les tenants de la doctrine de l’entreprise, partisans d’une analyse institutionnelle de la société ([419]) voient dans l’intérêt social celui de l’entreprise elle-même. Dès lors, loin de se limiter au seul intérêt commun des associés, l’intérêt social serait également celui des salariés, des partenaires économiques et de l’Etat ([420]). Dans ces conditions, c’est aux dirigeants qu’il appartient de le déterminer, tandis qu’en adoptant une conception contractuelle de la notion, seule l’assemblée des associés peut l’apprécier ([421]).

Force est cependant de constater que cette analyse n’a rencontré que peu d’écho en jurisprudence, si l’on excepte un arrêt ancien, rendu dans l’affaire Fruehauf France ([422]). En l’espèce, la filiale française d’une société américaine vendait du matériel destiné à la fabrication de camions. Or, ceux-ci devaient être vendus au gouvernement chinois, d’obédience marxiste. Dès lors, la société mère demanda à sa filiale de résilier le contrat de vente du matériel. Mais les dirigeants français, mécontents, ne tardèrent pas à démissionner et à demander la nomination d’un administrateur provisoire. Dans ces conditions, la question était de savoir si le juge pouvait procéder à cette désignation alors que des dirigeants étaient en place, les démissionnaires ayant été remplacés, et que la société fonctionnait normalement. La Cour d’appel de Paris a répondu par l’affirmative, au motif que la nouvelle équipe dirigeante conduisait une politique manifestement contraire à l’intérêt social. Celui-ci est nécessairement envisagé comme l’intérêt de l’entreprise, les juges prenant soin de souligner que les incidences de la résiliation « seraient de nature à ruiner l’équilibre financier et le crédit moral de société Fruehauf France, et à provoquer sa disparition et le licenciement de plus de 600 ouvriers ».

Néanmoins, il semble que la portée de cet arrêt ait été largement surestimée par l’école de l’entreprise ([423]). En premier lieu, la Cour de Paris n’avait nullement fait référence à « l’intérêt des travailleurs » dans sa décision. En second lieu, la solution donnée s’expliquait davantage par le contexte politique international que par une volonté de consacrer la notion d’intérêt de l’entreprise.

D’ailleurs, la Cour de cassation réaffirma quelques années plus tard son attachement au principe majoritaire, dans un arrêt où elle condamna clairement l’immixtion du juge dans la conduite des affaires sociales ([424]). Celui-ci n’a pas à contrôler l’opportunité des décisions majoritaires, il doit se borner à vérifier qu’elles ne sont pas entachées d’abus de droit. La jurisprudence ultérieure confirme cette tendance ([425]).

On le voit, le rapprochement de l’intérêt social avec celui de l’entreprise n’est pas satisfaisant. Ses détracteurs ont fait valoir, à juste titre, qu’il conférait au juge le pouvoir de s’immiscer dans la vie de la société, non pour trancher les conflits d’intérêts, ce qui entre dans sa fonction traditionnelle, mais pour apprécier l’opportunité des décisions ([426]). Pourtant, le patronat français a retenu cette approche de l'intérêt social, dans un rapport sur le conseil d'administration des sociétés cotées rendu en juillet 1995 par M. Marc Viénot ([427]). En effet, pour cette institution patronale, "l’intérêt social peut ainsi se définir comme l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même, c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome, poursuivant des fins propres, distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers dont le fisc, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun, qui est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise" ([428]).

 

Face à ces deux écoles antagonistes, un troisième courant doctrinal a tenté de faire la synthèse et proposé une analyse mixte de l’intérêt social ([429]). Pour les partisans de cette conception, la faiblesse de chacune des deux théories précédentes est de ne n’avoir pas su intégrer l’apport de l’autre ([430]). Ainsi, les tenants de la théorie contractuelle n’ont pas tenu compte de la réalité économique, qui fait de la société bien plus que la chose de ses propriétaires. De même, l’école rennaise considère l’intérêt des associés comme une composante secondaire de celui de l’entreprise. Or, ci cette dernière existe, c’est bien parce qu’il a eu à l’origine accord de volontés. En d’autres termes, sans associés, point d’entreprise. De plus, ces auteurs ont négligé le renouveau contractuel du droit des sociétés, dont l’ampleur ne peut échapper à personne ([431]).

Forts de ces constatations, les partisans d’une approche mixte font de l’intérêt social une « notion protéiforme » ([432]), qui recouvrirait tantôt l’intérêt de l’entreprise, notamment en matière d’action en justice contre le dirigeant, tantôt l’intérêt des associés, notamment en matière d’abus de majorité ([433]). Dès lors, la condition tenant à la violation de l'intérêt social ne saurait viser l'intérêt de l'entreprise mais seulement l'intérêt commun des associés.

Dans ces conditions, l’appréciation de l’intérêt social ne peut appartenir ni aux dirigeants, ni à l’assemblée. En effet, celui-ci est envisagé comme un « standard » ([434]). Sa détermination ne peut donc intervenir qu’a posteriori. Par conséquent, elle relève forcément du juge ([435]), ceux qui sont tenus au respect de l’intérêt social ne pouvant eux-mêmes le déterminer. Cependant, un risque de dérive judiciaire existe, d’ailleurs pressenti par les magistrats ([436]).

 

L'abus de majorité est fréquemment commis dans le cadre d'un groupe de sociétés. L'intérêt de celui-ci peut-il le légitimer ?


3. La question de l’intérêt du groupe

 

Le problème est de savoir si, dans le cadre d’un groupe de sociétés, il existe un intérêt supérieur, qui transcenderait celui des différentes filiales ([437]). La loi n° 2001-420 du 15 mai 2001 sur les nouvelles régulations économiques l'a admis, pour la première fois semble-t-il, dans un tout autre domaine, celui des questions écrites posées aux dirigeants par les actionnaires ([438]).

En matière pénale, la jurisprudence admet que l’existence d’un groupe puisse justifier un abus de biens sociaux ([439]), à plusieurs conditions ([440]).

Tout d’abord, il doit exister un groupe défini comme étant un groupement économique fortement structuré reposant sur des bases non artificielles. Ensuite, le sacrifice demandé à une ou plusieurs filiales doit être justifié par l’intérêt économique, social ou financier commun, apprécié au regard d’une politique globale du groupe. En outre, l’effort ne doit pas être dénué de toute contrepartie. Enfin, il ne doit pas excéder les possibilités financières de la filiale qui en supporte la charge.

Dans son ensemble, la doctrine a interprété cette jurisprudence comme reconnaissant, au moins en droit pénal, l’existence d’un intérêt du groupe ([441]). Le rapport Marini relatif à la modernisation des sociétés commerciales de septembre 1996 propose d'ailleurs de consacrer l'existence de cet intérêt de groupe ([442]).

Néanmoins, force est de constater que la jurisprudence civile est beaucoup plus nuancée pour reconnaître l’intérêt du groupe comme fait justificatif de l’abus de majorité ([443])

Un auteur a proposé d’étendre au droit des sociétés les solutions dégagées par la jurisprudence pénale en matière d’abus de biens sociaux ([444]), tirant notamment argument d’un arrêt de la Chambre commerciale rendu le 29 mai 1972 ([445]).

En l’occurrence, une société comprenant deux groupes d’actionnaires était majoritaire en capital dans une autre société, dont l’activité était différente. Pendant quelques temps, toutes deux furent dirigées par la même personne. Malgré plusieurs prêts consentis par la mère, dans des conditions irrégulières puisque le dirigeant commun les avaient accordés sans autorisation, la filiale était dans une situation financière précaire. C’est pourquoi l’assemblée générale des actionnaires de la société mère décida de reprendre son passif. Mais les minoritaires demandèrent l’annulation de la délibération, pour abus de majorité, qui était selon eux uniquement destinée à faire échapper le dirigeant commun à des actions en responsabilité et en comblement de passif. Les juges du fond accueillirent cette prétention, approuvés par la Cour de cassation. Cette dernière écarte notamment l’argument tiré de l’existence d’un intérêt de groupe, en ces termes « la Cour d’appel n’a nullement excédé ses pouvoirs en recherchant si la délibération qui lui était soumise présentait pour la société [mère] un intérêt quelconque et a pu estimer qu’en prenant, au mépris de l’intérêt de la société, une décision entièrement dictée par celui d’un des actionnaires appartenant à la majorité, l’assemblée générale avait commis un abus de droit ».

Cette décision ne doit pas être interprétée comme rejetant définitivement l’existence d’un intérêt de groupe ([446]). En effet, d’une part, les deux sociétés avaient entre elles uniquement des liens de capital. Elles n’entretenaient aucune relation commerciale, leurs activités respectives étant différentes. D’autre part, s'il est couramment admis que l’intérêt du groupe se confond quelquefois avec celui de la société mère ([447]), il ne peut être confondu avec celui des associés majoritaires de celle-ci. Or, en l’espèce, la délibération litigieuse visait seulement à soustraire l’associé majoritaire à des sanctions. La société mère ne trouvait donc aucun intérêt à la décision critiquée, tant immédiat que lointain, puisque l’assemblée avait mis fin à l’exploitation de la filiale.

De la même manière, le Tribunal de commerce de Paris ([448]) n’a pas tenu compte de l’existence d’un groupe et a retenu l’abus de majorité à l’encontre d’une décision de transformation d’une société anonyme en société en commandite simple. Tirant argument de la personnalité juridique des filiales, le tribunal examine la conformité de l’opération litigieuse à la lumière du seul intérêt de la société concernée.

Cependant, la Chambre commerciale a pu valider un prêt intergroupe, au regard de l’abus de majorité ([449]). Il convient toutefois de remarquer qu’en l’espèce ce grief n’est pas retenu parce que le préjudice de l’actionnaire minoritaire n’est pas démontré et parce que la société mère tirait indirectement profit de l’aide, les deux sociétés entretenant des relations commerciales. En conséquence, ce n’est pas l’intérêt du groupe qui permet d’écarter l’abus de majorité mais l’absence de rupture d’égalité.

En revanche, la Cour d’appel de Rouen ([450]), en procédant à la nomination d’un expert de minorité, donna à ce dernier pour mission de rechercher « si [certaines] opérations lui paraissaient  avoir été régulièrement décidées et si elles étaient conformes à l’intérêt social de la société prêteuse et si elles s’imposaient, étant donné les circonstances, ou s’avéraient simplement utiles ». Cette formule a pu être interprétée comme marquant la volonté de la Cour de confier à l’expert le soin de rechercher si les opérations litigieuses étaient justifiées par l’intérêt du groupe et si elles attentaient à l’intérêt de la filiale ([451]).

 

Au demeurant, l’intérêt du groupe, s’il existe, ne saurait être confondu avec l’intérêt de le la société mère ([452]), même si parfois les deux coïncident ([453]), et encore moins avec celui des associés majoritaires de celle-ci.

 

En définitive, il semble délicat après l’examen de la jurisprudence de trancher la question de la reconnaissance d’un intérêt de groupe comme fait justificatif de l’abus de majorité. En effet, à l’exception de l’arrêt de la Cour de Rouen, peu de décisions relatives à ce type de déloyauté ([454]) ont fait référence au groupe. Certes, l’arrêt du 12 novembre 1973 a écarté l’abus de majorité mais c’était à cause de l’absence de préjudice de l’actionnaire minoritaire, à cause d’un défaut de rupture d’égalité. Mais c'est déjà aborder le second élément constitutif du vote déloyal.

 

b- La rupture d’égalité

 

Du fait de cette exigence inhérente au contrat de société qu'est l'affectio societatis ([455]), il semble que le contrat de société soit la terre d’élection de l’égalité entre contractants ([456]). D’ailleurs, le Conseil constitutionnel a reconnu au principe valeur constitutionnelle ([457]). Par conséquent, sa force est telle que même le législateur ne peut arbitrairement y déroger ([458]). Il s’impose également au juge. Comme on a pu le souligner, ce concept est un « principe à efficacité contentieuse » ([459]), dont la manifestation la plus remarquable est la construction de la théorie de l’abus du droit de vote. En effet, en sanctionnant ces déloyautés, la jurisprudence vise avant tout à réprimer les ruptures d’égalité.

 

Bien que la Cour de cassation emploie les mêmes termes pour définir les deux formes de déloyautés, en l’occurrence "l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment des autres associés" ([460]), nombre d’auteurs ont estimé que l’abus de minorité ne supposait pas nécessairement une rupture d’égalité ([461]). Selon eux, si l’on s’en tient à l’abstention abusive du minoritaire ([462]), la rupture d’égalité est indifférente, car ce dernier ne retire aucun profit de son attitude. Son comportement obstructeur n’aurait finalement pour effet que de maintenir le statu quo.

Cette position n’emporte pas la conviction. Certes, les minoritaires ne tireront aucun bénéfice matériel, aucun avantage tangible de leur conduite ([463]). Cependant, ne peut-on faire valoir que l’opposition systématique est avant tout dictée par la quête d’un profit personnel, comme en matière d’abus de majorité ? Une réponse affirmative doit être donnée.

 

De la formule traditionnellement employée par la jurisprudence, il ressort que la rupture d’égalité suppose la réunion de deux conditions : d’une part, un avantage personnel retiré par certains associés et d’autre part un dommage subi par les autres ([464]).

Dès lors, on peut se poser la question de savoir en quoi réside la recherche d’un avantage personnel. En matière d’abus de majorité, cette notion ne suscite pas de difficultés particulières. Ainsi, en matière de constitutions de réserves, il pourra s’agir de l’octroi aux majoritaires de substantielles rémunérations ([465]). De même, la Cour de cassation a sanctionné un apport partiel d’actif à une société créée à cette occasion, en retenant que l’avantage du majoritaire résidait dans l’octroi d’un poste de gérant dans la deuxième société ([466]).

Le problème est tout autre dans l’abus de minorité. En effet, ce qui a pu gêner les auteurs et les a finalement amenés à conclure que le concept ne supposait pas forcément une rupture d’égalité, c’est l’absence d’avantage tangible retiré du comportement obstructeur. Dans cette optique, l’intention de nuire du minoritaire est indispensable pour caractériser l’abus ([467]) : puisque ce dernier ne tire aucun profit de son attitude, celle ci ne peut s’expliquer que par la volonté de causer un dommage.

En réalité, la recherche d’un avantage n’est pas forcément matérielle. Par exemple, le fait de s’opposer à une augmentation de capital qui s’autoriserait de l’intérêt social pourra être motivé par la volonté du minoritaire de ne pas voir sa participation au capital diluée ([468]). Ce souci, en soi légitime ([469]), peut rendre toutefois son comportement critiquable, dès lors que l’intérêt de la société, donc des autres associés, commande l’augmentation projetée. En d’autres termes, si l’intérêt du minoritaire à ne pas voir sa participation réduite le conduit à émettre un vote contraire à l’intérêt social, alors il y aura poursuite d’un intérêt personnel ([470]).

La rupture d’égalité suppose également un dommage subi par l’ensemble des associés ([471]). En matière d’abus de majorité, il peut résider dans le seul fait pour les minoritaires de ne pas profiter des avantages retirés par les majoritaires ([472]). Cependant, la démonstration d’un préjudice est indispensable ([473]), dont la preuve incombe aux minoritaires ([474]), conformément au principe de bonne foi qui régit les relations contractuelles ([475]).

On le voit, la condition tenant au dommage subi par les associés minoritaires ne pose pas de problèmes véritables en matière d’abus de majorité. En revanche, on peut se demander si l’abus de minorité suppose un préjudice.

Une réponse affirmative s’impose. En effet, si l’atteinte à l’intérêt social est retenue, il en découlera nécessairement un dommage pour les associés majoritaires. Si l’intérêt de la société commande sa survie, alors le comportement obstructeur du minoritaire causera ipso facto un préjudice à ses coassociés, qui pourra consister en la perte d’une chance de voir l’activité sociale poursuivie et, partant, d’accroître leur profit.

 

En définitive, les deux types de vote déloyal supposent une rupture d’égalité. Néanmoins, encore faut-il que celle-ci soit intentionnelle. Dès lors, on peut se demander si ce critère subjectif suppose la volonté de nuire.

Certes, si cette dernière est démontrée alors il ne fait aucun doute que la décision critiquée est entachée d’abus de majorité ([476]). Cependant, ramener cet élément subjectif à l’intention malicieuse se révèle par trop restrictif. C’est pourquoi il consistera souvent dans « la seule conscience de s’avantager personnellement » ([477]), comme en matière d’abus de biens sociaux ([478]).

Il reste à examiner si l’abus de minorité requiert un élément intentionnel de même nature ou, à l’inverse, suppose obligatoirement la volonté de nuire. Certains auteurs ([479]) ont penché en faveur de la deuxième option, en se fondant sur certains arrêts ([480]). Mais cette analyse semble désormais condamnée par la Cour de cassation, depuis l’arrêt Flandin ([481]). En l’espèce, la Cour d’appel de Pau ([482]), dont la position est censurée, avait estimé que l’abstention systématique du minoritaire révélait ipso facto sa volonté malicieuse. Par conséquent, l’abus était caractérisé. En lui reprochant de ne pas avoir recherché si « l’attitude de l’associé minoritaire avait été contraire à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés », la Haute juridiction exclut nécessairement l’intention de nuire ([483]). En effet, la Chambre commerciale exige la poursuite d’un intérêt personnel « à dessein ». Autrement dit, cette recherche doit être consciente, mais n’implique pas forcément la volonté de causer un dommage ([484]). Dans ces conditions, le critère intentionnel pourra résider, comme en matière d’abus de majorité, dans la « conscience de s’avantager personnellement ».

En définitive, cet élément d’ordre subjectif, qui, dans les deux types d’abus, réside dans la « conscience de s’avantager personnellement » traduit un manquement à l’affectio societatis. C’est cette méconnaissance qui constitue leur critère commun, selon un auteur ([485]). Cela pose la question de l’unicité des critères.

 

B. La question de l’unicité des critères

 

Il apparaît que la rupture d'égalité est le critère unique de l'abus du droit de vote. Cette conclusion résulte de la nature même de la société.

 

Si on envisage la société comme un contrat ou comme un « noeud de contrats » ([486]) alors la rupture intentionnelle d’égalité suffit à caractériser l’abus du droit de vote. Les partisans de cette approche contractuelle font valoir que la société naît avant tout d’une manifestation de volonté ([487]).

Or, comme nous l'avons vu, si l’on adopte une conception contractuelle de la société, l’intérêt social ne pourra être que l’intérêt commun des associés. Or, celui-ci implique nécessairement l’égalité de traitement ([488]), de sorte que la formule employée par la Haute juridiction serait redondante. Dans ces conditions, l’abus du droit de vote sanctionne une rupture d’égalité ([489]).

Cela étant, un deuxième courant doctrinal a rejeté l'analyse contractuelle et a abordé la société comme une institution ([490]).Cette théorie s’est vue prolongée par une approche dite fonctionnelle. La société serait au service d’une finalité, l’entreprise, et ne serait qu’un moyen destiné à faire accéder celle-ci au monde juridique ([491]).

Dès lors, l’intérêt social ne peut que se distinguer de celui des associés. En effet, la prise en compte de l’entreprise comme réalité juridique emporte une conséquence majeure : celle d’introduire au sein de la société des intérêts autres que ceux des apporteurs de capitaux, ceux-ci n’étant pas les seuls à participer à la vie sociale ([492]). Dans cette optique, les critères de l’abus du droit de vote sont nécessairement dualistes, l’atteinte à l’intérêt de l’entreprise demeurant néanmoins l’élément prépondérant. Selon eux ([493]), la rupture d’égalité ne sera sanctionnée que lorsqu’elle n’est pas justifiée par des considérations tenant à l’intérêt de l’entreprise ([494]). En d’autres termes, la méconnaissance de celui-ci suffit à caractériser l’abus.

 

Cette thèse ne nous convainc cependant pas ([495]). D'ailleurs, même les auteurs partisans d’une analyse mixte de la société, donc de l’intérêt social ([496]), estiment que les juges, lorsqu’ils sanctionnent un abus du droit de vote, entendent réprimer une rupture d’égalité. Une réduction de l’abus à la seule méconnaissance de l’intérêt social conduirait inexorablement à une trop forte immixtion du juge dans la vie de la société ([497]).

Cette position s’appuie sur la jurisprudence développée en matière de mise en réserves de bénéfices ([498]), qui suscite un abondant contentieux.

Dans un arrêt du 28 février 1959 ([499]), la Cour de Paris avait considéré qu’ « il est de l’essence même du contrat de société que les bénéfices soient répartis périodiquement, en principe à la fin de chaque exercice social ». Cette position fut censurée ([500]), au motif que « la résolution litigieuse a été prise contrairement à l’intérêt général de la société et dans l’unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité ». En d’autres termes, le juge se montrait a priori favorable à la constitution de réserves car la décision appartenait aux actionnaires, et à eux seuls. Ce n’est que si elle procurait un avantage injustifié à la majorité qu’elle constituait un abus. En définitive, on le voit, la Cour de cassation a sanctionné la rupture d’égalité. La Haute juridiction fait également interdiction au juge de s’immiscer dans les affaires sociales. En effet, la Cour d’appel, considérant qu’une augmentation de capital eût été préférable, avait annulé la décision de mise en réserves. C’était là une appréciation de la politique conduite par les associés majoritaires.

Cette solution a été ultérieurement confirmée ([501]).

Un arrêt de la Chambre commerciale rendu le 22 avril 1976 ([502]) devait relancer le débat. En l’occurrence, la Cour de cassation retient le grief d’abus de majorité au motif que « l’affectation systématique de la totalité des bénéfices à la réserve extraordinaire n’a répondu ni à l’objet, ni aux intérêts de la société, la Cour d’appel a relevé le premier élément dont l’existence est nécessaire, sinon suffisante pour caractériser l’abus du droit de majorité ; en constatant que les décisions litigieuses favorisaient les deux associés majoritaires et nuisaient au contraire à [l’associé minoritaire], la Cour d’appel a relevé le deuxième élément caractéristique de l’abus du droit de majorité ».

Même s’il ne constituait pas, à proprement parler un revirement, cet arrêt semblait marquer une évolution vers l’unicité : l’élément prépondérant semblait être la violation de l’intérêt social ([503]).

Il devait cependant demeurer isolé puisque la Cour de cassation allait revenir à sa définition classique, d’abord en matière de nomination de dirigeants sociaux ([504]) puis en matière de mise en réserves ([505]). Cette définition n’a plus varié depuis ([506]).

En examinant la jurisprudence, il apparaît que lorsque le juge sanctionne la thésaurisation des bénéfices, c’est seulement parce que les associés majoritaires en retirent un avantage dont sont privés les minoritaires. Par exemple, ils se seront octroyés de substantielles rémunérations ([507]), le caractère excessif étant apprécié par rapport à la taille et à l’activité de la société, ou leur rythme de croissance ([508]).

A l’appui de la réduction de l’abus de majorité à la rupture d’égalité, on peut également invoquer la jurisprudence développée en matière d’ingénierie sociétaire ([509]). Ainsi, la Cour de cassation a sanctionné sur le fondement de majorité la technique dite de sous filialisation ([510]). En l’espèce, une société anonyme, qui était contrôlée par une personne physique, avait apporté les titres d’une filiale qu’elle possédait  à une société en commandite par actions constituée pour la circonstance. L’associé majoritaire de la société mère devenait commandité de la sous-filiale. Le résultat de ce montage était d’interposer une société entre la mère et sa filiale originaire. Cependant, au cours des exercices suivants, les associés minoritaires de la mère se virent privés de toute participation aux bénéfices de la filiale originaire et demandèrent en conséquence l’annulation pour abus de majorité de la décision d’apport. Cette prétention fut rejetée par la Cour d’appel de Reims au motif que l’opération litigieuse ne contrariait pas la vocation aux bénéfices des demandeurs. Cette position est néanmoins censurée, en ces termes : «  à la suite de l’interposition de cette société entre elle et sa filiale, la société Giesler est devenue « une coque vide » dont, de 1986 à 1988, le chiffre d’affaires est tombé de 88.983.631 francs à 295.815 francs et le bénéfice de 33.176.108 francs à 251.531 francs, que les décisions des gérants statutaires de la société en commandite, sur lesquels les associés minoritaires de la société Giesler n’ont aucune influence ou contrôle, commandent les orientations données à la filiale et peuvent empêcher toute remontée des bénéfices vers la société Giesler, si bien que le prix de l’action est passé de 4.607,79 francs en 1986 à 34,94 francs en 1988, et que « grâce aux caractéristiques propres de la SCA Champagne-Burtin, Gaston Burtin s’est assuré une complète liberté de manoeuvre ».

On le voit, la Cour de cassation a entendu sanctionner l’absence de remontée des bénéfices et non pas le fait que la société mère soit devenue une « coque vide » ([511]). En d’autres termes la Chambre commerciale n’annule le montage que parce qu’il provoquait une rupture d’égalité entre actionnaires ([512]) ; elle ne sanctionne que « l’usage effectivement abusif » du montage ([513]).

 

En définitive il apparaît que la théorie de l’abus de droit de vote sanctionne avant tout une rupture d’égalité.

Ce n’est pourtant pas sur cette voie que s’engage la jurisprudence, tant en matière d’abus de majorité que d’abus de minorité.

Tout d’abord, la Chambre commerciale a rappelé que l’abus de majorité suppose une décision contraire à l’intérêt social. La rupture d’égalité ne saurait suffire ([514]). En l’espèce, la Cour a considéré que le montage litigieux ne causait aucun dommage à la société ; par conséquent, la contrariété à l’intérêt social n’était pas établie, l’abus n’était donc pas caractérisé.

Ensuite, la Cour de cassation a décidé ([515]) que « le gérant de la société avait vocation a agir au nom de la société, sur le fondement des pouvoirs légaux qui lui sont conférés, pour faire constater par la juridiction compétente la nullité des conventions litigieuses et l’atteinte portée à l’intérêt social par les agissements de son ancien gérant [...], constitutifs d’abus de majorité » ([516]). Par conséquent, l’abus de majorité peut être constitué dès lors que l’atteinte à l’intérêt social est caractérisée. Ce type de déloyauté vise dans ces conditions uniquement à protéger la société, il peut donc être invoqué par celle-ci.

Un auteur a tenté de minimiser la portée de cette décision ([517]). Selon lui, l’arrêt trancherait uniquement une question d’ordre procédural, la qualité pour agir. La Cour de cassation justifie la recevabilité de l’action par l’intérêt social, la rupture d’égalité étant étrangère à la question.

Force est néanmoins de reconnaître que l’analyse contractuelle sort quelque peu ébranlée de cet arrêt ([518]). En effet, c’est en tant que gardien de l’intérêt social que le gérant se voit reconnaître qualité pour agir ([519]). Or, selon l’école de l’entreprise, seuls les dirigeants apprécient l’intérêt social alors que pour les partisans de l’analyse contractuelle, cette détermination n’appartient qu’aux associés. Par conséquent, il semble que la Chambre commerciale assimile l’intérêt social à celui de l’entreprise.

 

Cette tendance à réduire l’abus de majorité à la seule méconnaissance de l’intérêt social se retrouve dans un arrêt ultérieurement rendu par la Cour d’appel de Paris ([520]). En l’espèce, les juges ont énoncé sommairement que les décisions litigieuses rompaient l’égalité entre associés, sans autre précision. A l’inverse, ils ont estimé qu’ « il est nécessairement contraire à l’intérêt social que les futurs gérants soient choisis non pour leurs compétences mais parce qu’ils appartiennent chacun au clan actuellement majoritaire au sein d’une hoirie ; l’intérêt social exige que les dirigeants soient parfaitement libres à l’égard des associés, ce qui n’est pas le cas lorsqu’ils ne constituent que l’émanation d’un associé et que le droit d’exercer leurs fonctions est subordonné à une décision de cet associé ». Aussi discutable que soit cette motivation ([521]), il n’en demeure pas moins que, pour la Cour, ce qui fonde l’annulation, c’est bien l’atteinte à l’intérêt social, et non la rupture d’égalité, dont la mention semble n’être que purement formelle. La jurisprudence n'est cependant pas homogène ([522]).

 

La Chambre commerciale s’oriente également vers l’unicité des critères en matière d’abus de minorité. Ainsi, le 27 mai 1997, elle a considéré que « le refus par un actionnaire minoritaire de voter une augmentation de capital peut constituer un abus de minorité dans le cas où cette augmentation est nécessaire à la survie de la société » ([523]). La Cour de cassation, on le voit, ne fait pas référence à « l’unique dessein de l’associé minoritaire de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés ».

Cette lacune, dans l’hypothèse où elle ne constituerait pas un oubli pur et simple, est susceptible de deux interprétations. Selon une première approche, elle marquerait la volonté de la Cour de cassation de s’affranchir de la référence à l’abus de majorité ([524]). Selon une deuxième optique, loin de s’en démarquer, cet abandon est la conséquence logique de l’arrêt du 21 janvier 1997. En ne faisant référence qu’à la méconnaissance de l’intérêt social, la Haute juridiction poserait un critère unique aux deux formes d’abus. Néanmoins, la jurisprudence ultérieure a semblé condamner cette analyse puisque la Chambre commerciale est revenue à une définition classique de l'abus de minorité, en insistant cependant sur la rupture d'égalité ([525]). En l'occurrence, les Hauts magistrats sanctionnent un associé minoritaire qui avait mésusé de son droit de vote, en bloquant l'adoption d'une décision, afin de s'avantager personnellement, en favorisant son intérêt externe, à l'intérieur d'un groupement tiers, au détriment de son intérêt d'associé.

 

Il convient au demeurant de remarquer que la Troisième Chambre civile maintient une définition dualiste de l’abus de majorité ([526]), puisqu’elle censure une Cour d’appel qui avait annulé une délibération d’agrément, avantageant un associé « sans rechercher en quoi la résolution était contraire à l’intérêt de la société » ([527]). Ce qui importe, c’est la réunion des deux conditions. Dans un arrêt ultérieur, la Troisième Chambre civile a entendu marquer son attachement à la dualité des critères, puisqu’elle a approuvé une Cour d’appel qui n’avait pas retenu le grief d’abus de majorité, faute de rupture d’égalité ([528]).

 

L'abus de majorité et de minorité sont donc les deux faces d'un même phénomène d'abus dans l'exercice du droit de vote. Si les deux institutions présentent les mêmes éléments constitutifs, elles ne peuvent avoir qu'un fondement identique.

 

§2- Un fondement identique

 

L'abus du droit de vote, quel que soit son auteur, s'analyse en un manquement à l'obligation de bonne foi, née du contrat de société (B). En effet, le juge contemporain, d'une manière générale, a tendance à faire référence à ce devoir pour apprécier les abus. Il paraît dès lors difficile de faire échapper le droit des sociétés à cette orientation qui immerge l'ensemble du droit privé ([529]). C'est pourquoi les fondements traditionnels à l'exercice abusif du droit de suffrage doivent être rejetés (A).

 

A. Les fondements rejetés

 

Ni l'abus de droit (a), ni le détournement de pouvoirs (b), fréquemment proposés par la doctrine, ne peuvent être des fondements théoriques du vote abusif.

 

a- L’abus de droit

 

La notion d’abus de droit a fait l’objet d’une vive controverse ([530]).

Dans une première approche, Planiol niait la possibilité même d’un abus de droit ([531]). Selon lui, un acte est soit conforme, soit contraire au droit : « cette nouvelle doctrine repose toute entière sur un langage insuffisamment étudié ; sa formule, usage abusif des droits, est une logomachie, car si j’use de mon droit, mon acte est licite, et quand il est illicite, c’est que je dépasse mon droit et que j’agis sans droit. Il ne faut donc pas être dupe des mots ; le droit cesse où l’abus commence ; et il ne peut y avoir usage abusif d’un droit quelconque pour la raison irréfutable qu’un seul et même acte ne peut pas être à la fois conforme au droit et contraire au droit ».

A la suite de Planiol, Ripert, tout en admettant le principe de l’abus de droit, en adoptait une conception restrictive ([532]). Selon lui, l’exercice d’un droit est abusif, non s’il cause un dommage à autrui, mais si son auteur a été animé par l’intention de nuire ou, à tout le moins, par la conscience de causer un préjudice.

De nombreux auteurs modernes voient d'ailleurs dans l’abus de droit la faute commise dans l’exercice d’un droit ([533]).

La question qui se pose est donc de savoir si ces conceptions sont adaptées à l’exercice du droit de vote dans les sociétés. Autrement dit, le suffrage de l’associé « émis en méconnaissance de l’intérêt social et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés » est-il une forme d’abus de droit ?

Il s’agit d’éliminer d’emblée les théories de Planiol et de Ripert. En effet, d’une part, certes l’associé est inspiré par des motifs blâmables, mais il émet quand même un vote. Par conséquent, son acte est conforme au droit, mais il en est également contraire puisque les motifs qui l’inspirent sont illicites. D’autre part, on l’a vu, ni l’abus de majorité ni celui de minorité ne supposent l’intention de nuire.

Reste à savoir si le vote répréhensible émis par l’associé est une faute commise dans l’exercice d’un droit. Une réponse négative s’impose, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, si l’on fait référence à la faute, il faut déterminer a contrario ce qu’est un usage non fautif du droit de vote ([534]). Or, cette appréciation s’avère difficile, sauf à considérer que l’associé doit seulement avaliser les projets présentés par les dirigeants. Cela conduirait à nier le principe de la liberté du vote.

En second lieu, en matière de responsabilité civile, la faute peut également prendre la forme d’une abstention ou d’une imprudence ([535]). Or, en matière de sociétés, si l’abstention peut être répréhensible, on voit mal  comment retenir l’imprudence ([536]), sous peine de confier au juge le soin de décider lui-même de la politique sociale.

En troisième lieu, le vote de l’associé, s'il est indéniablement un droit, est aussi une fonction, qui lui permet de participer au gouvernement de la société ([537]). Même les plus farouches partisans de l’analyse contractuelle reconnaissent cette nature sociale ([538]). Non seulement en votant l’associé concourt à la formation de la volonté sociale, mais il ne peut profiter en aucune façon de sa prérogative. En d’autres termes, la possibilité d’émettre un suffrage est octroyée non dans son intérêt propre, externe à la société, mais en considération de l’intérêt commun. Comme l’a fait remarquer la Cour de cassation ([539]), « l’assistance et le vote aux assemblées générales  constituent un attribut essentiel de l’actionnaire et l’exécution d’une obligation contractée par lui envers la société en raison de son titre ». Dès lors, si l’on assimile le vote à une fonction, l’exercice fautif ne pourrait être chose qu’un détournement du pouvoir de sa finalité.

 

On le voit, le vote « émis en méconnaissance de l’intérêt social et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés » ne peut être une forme d’abus de droit. Pourtant, la Cour de cassation vise fréquemment dans ses arrêts l’article 1382 du Code civil ([540]). Ce visa laisse quelque peu perplexe, d’autant plus que l’abus du droit de vote est celui d’un droit contractuel.

 

Le deuxième fondement classiquement proposé, après l'abus de droit, n'emporte pas davantage l'adhésion. Il s'agit du détournement de pouvoirs.

 

                                   b- Le détournement de pouvoirs

 

Une conception extensive de l’abus de droit considère que tous les droits sont accordés en vue de la satisfaction d’une finalité. Ils sont octroyés non en vue d’intérêts égoïstes mais dans ceux de la collectivité toute entière. Dans ces conditions, l’abus de droit sera caractérisé chaque fois que le droit sera détourné de son objet. Il s’agit de « l’acte contraire au but de l’institution, à son esprit, à sa finalité » ([541]).

Cette conception finaliste de l’abus de droit s’apparente à la notion publiciste du détournement de pouvoirs ([542]). Cette dernière se définit comme le fait, pour un agent administratif, d’exercer sa compétence dans un but autre que l’intérêt général ou, à tout le moins, dans un but différent de celui en vue duquel il lui a été conféré ([543]).

Dès lors, la tentation était grande de considérer que l’usage répréhensible du droit de vote était une forme de détournement de pouvoirs au sens du droit administratif. Arguant de son caractère social, les partisans de cette assimilation ont considéré que, de même qu’un agent public ne pouvait user de ses prérogatives à des fins personnelles, de même l’associé majoritaire ne peut user de son droit de suffrage dans un but autre que l’intérêt social, sous peine de commettre un détournement de pouvoirs ([544]). Certains d’entre eux ont vu dans l’exercice illicite du droit de vote « un détournement flagrant de l’intérêt collectif de la société au profit des intérêts particuliers et illégitimes des dirigeants ou d’un groupe d’actionnaires » ([545]).

Selon ces auteurs, la majorité ne dispose de son pouvoir qu’autant qu’elle l’exerce dans l’intérêt social. Autrement dit, le propre du pouvoir étant d’être finalisé ([546]), celui des associés prépondérants ne trouve sa légitimité que dans le respect de cet intérêt supérieur ([547]). Si ce dernier est méconnu alors le groupe majoritaire méconnaît la finalité de son pouvoir, ce qui caractérise précisément un détournement de pouvoirs ([548]).

Les partisans du rapprochement de l’abus de majorité avec la théorie publiciste sont néanmoins profondément divisés sur le point de savoir s’il faut l’étendre à l’abus de minorité.

Pour les uns, l’associé qui bloque illégitimement l’adoption d’une décision ne peut commettre un détournement de pouvoirs. En effet, le pouvoir suppose que son titulaire puisse imposer sa position. Or, les associés minoritaires, par définition, n’ont pas la possibilité de faire prévaloir leurs vues. Au contraire la délibération sociale, reflet de la vision des majoritaires, s'impose à eux ([549]).

Pour les autres, à l’inverse, cette analyse repose sur un postulat inexact : l’impuissance des minoritaires à faire triompher leurs positions ([550]). En effet, l’abus n’est retenu qu’en matière de modifications statutaires, lorsque les minoritaires disposent d’une minorité de blocage. Or, lorsque ceux-ci mésusent de leur droit de vote, ils empêchent l’adoption d’une décision souhaitée par la collectivité. En d’autres termes, par leur « pouvoir institutionnel d’opposition » ([551]), ils imposent leur vues. Ils exercent donc un pouvoir. En méconnaissant l’intérêt social, ils le détournent de sa finalité, de la même manière que les associés majoritaires. Nous ne pouvons que nous rallier à cette opinion.

 

Cependant, si ce parallèle est justifié, encore faut-il admettre que l’usage répréhensible du droit de vote constitue bien un détournement de pouvoirs.

En réalité, il ne faut pas accorder à ce rapprochement avec la doctrine publiciste plus d’importance qu’il n’en a en réalité ([552]). Il ne peut avoir la valeur que d’un « simple argument d’analogie » ([553]).

En effet, en droit administratif, l’agent doit utiliser sa compétence dans la seule fin que la loi lui a assigné. En d’autres termes, il ne doit jamais prendre en compte ses intérêts personnels, quand bien même ceux-ci ne seraient pas contraires à l’intérêt général ([554]).

Or, la jurisprudence n’exige pas de l’associé qu’il émette un suffrage contraire à ses intérêts ([555]). Certes, ce vote est une composante de la volonté sociale. Néanmoins, c’est également un moyen qui lui permet de défendre ses intérêts au sein de la société. Contrairement à l’agent administratif, ou même à certains titulaires de droits-fonctions ([556]), l’associé peut et doit tenir compte de ses intérêts lorsqu’il émet un suffrage. Comme le souligne M. le Professeur Schmidt, « la majorité dispose de son pouvoir pour satisfaire non seulement les intérêts des autres associés, mais aussi les siens propres » ([557]). Cependant, il ne peut s’agir que de ses intérêts dans la société, car ils vont dans le même sens de ceux de ses coassociés. S’il tient compte de ses intérêts externes, alors il risque de mésuser de son droit de vote ([558]).

Au demeurant, le refus de la Cour de cassation de prendre en considération l’intérêt de l’entreprise en matière d’abus de majorité ([559]) a pu être interprété comme rejetant les théories de Josserand ([560]). On l’a vu, le contrôle de l’exercice du droit de vote ne peut se faire que sur la base d’un critère objectif, la rupture d’égalité, et non par rapport à un élément subjectif, l’intérêt de l’entreprise. Autrement dit, dans cette optique, le vote émis par l’associé dans un but blâmable ne peut être un abus de droit, au sens entendu par Josserand, c’est à dire un détournement de pouvoirs. En effet, une telle assimilation conduirait nécessairement à faire référence à un intérêt supérieur, celui de l’entreprise en l'occurrence, ce que la Haute juridiction a entendu condamner.

D’ailleurs, rares sont les arrêts à faire expressément référence au détournement de pouvoirs ([561]).

 

En définitive, tant la théorie de l’abus de droit que celle du détournement de pouvoirs sont inadaptées au fonctionnement de la société, en ce qu’elles occultent sa base contractuelle. Dès lors, seule la méconnaissance de l'obligation de bonne foi est susceptible de fonder la théorie du vote abusif en prenant en compte la dimension conventionnelle de la société ([562]).

 

B. Le fondement proposé : la méconnaissance de l’obligation de bonne foi

 

La société naît d’un contrat, même si l’on ne peut faire abstraction de sa dimension institutionnelle. Or, l’article 1134, alinéa 3, du Code civil fait peser sur tout contractant une obligation d’exécuter les conventions de bonne foi ([563]).

Dès lors, on peut s’interroger sur le point de savoir si le vote de l’associé « émis en méconnaissance de l’intérêt social et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’ensemble des autres associés » ne constituerait pas la violation de ce devoir général de bonne foi.

Tout d’abord, comme nous l'avons vu, le droit de vote est conféré à l’associé par le contrat de société. C’est parce qu’il a conclu cette convention qu’il se verra octroyer un titre, contrepartie de son apport. Or, le droit de vote, s’il est une fonction, est également un attribut du titre. Dans ces conditions, il trouve sa source dans un contrat. C’est un droit d’origine conventionnelle.

L’abus d’un droit contractuel est sanctionné sur le terrain de l’obligation générale de bonne foi. Le juge entend sanctionner les déloyautés manifestes dans la mise en œuvre des prérogatives conventionnelles. En d’autres termes, sera de mauvaise foi le contractant qui mésusera d’un droit issu du contrat ([564]). L’abus peut donc se définir comme l’usage d’un droit de mauvaise foi, entendu comme la conscience de causer un préjudice à son cocontractant ([565]).

L’abus de droit dans les relations contractuelles a reçu une éclatante consécration, par quatre arrêts rendus par l’Assemblée plénière en matière de contrat-cadre de distribution ([566]). En effet dans ce domaine, la Cour de cassation fait implicitement peser sur le fournisseur une obligation de fixation du prix de bonne foi, dont l’abus donnera lieu à indemnisation ou à résiliation.

On le voit, si l’on envisage le droit de vote comme un droit contractuel, son abus peut être défini comme un exercice de mauvaise foi. En effet, le suffrage répréhensible ne suppose pas nécessairement l’intention de nuire, mais seulement la conscience de causer un préjudice à ses coassociés, ce qui est précisément la définition de la mauvaise foi.

 

Surtout, le mauvais usage du droit de vote est traditionnellement analysé comme un manquement à l’affectio societatis ([567]).

Celui-ci, « pierre angulaire du contrat de société » ([568]), est défini tantôt comme « une volonté d’union et d’acceptation d’aléas communs », tantôt comme « une collaboration effective des associés, dans un intérêt commun et sur un pied d’égalité » tantôt comme « la volonté de collaborer ensemble sur un pied d’égalité au succès de l’entreprise commune » ([569]).

On le voit, quelle que soit la conception que l’on en retienne, l’affectio societatis postule la convergence d’intérêts entre les associés. Il fait peser sur chacun l’obligation de se conduire en associé, de subordonner ses intérêts propres à l’intérêt commun.

Or, il est difficile de ne pas voir dans l’affectio societatis une application de l’obligation de bonne foi au contrat de société ([570]), dont Treilhard disait qu’il était de « droit naturel. Il se forme et se gouverne par les seules règle de ce droit, il doit sans doute reposer sur la bonne foi, elle est nécessaire dans tous les contrats mais elle est encore plus spécialement requise dans les contrats de société, elle devrait être excessive s’il est permis de le dire, et s’il pouvait y avoir des excès dans la bonne foi » ([571]).

En effet, reconnaître l’existence d’un devoir de bonne foi distinct de l’affectio societatis implique de déterminer le contenu de cette obligation ([572]).

Un auteur l’a cependant tenté ([573]). Selon lui, le devoir de bonne foi fait peser sur les associés l’obligation de ne pas troubler les « finalités collectives de la société », entendue comme le strict respect de l’intérêt commun et de l’intérêt social. Cette position ne convainc pas. En effet, même si l’intérêt social est une notion protéiforme, en matière d’abus de majorité, il ne se distingue pas de l’intérêt commun des associés ([574]). En outre, cette analyse part d’un postulat erroné puisqu’elle considère que l’affectio societatis doit exister seulement au moment de la constitution de la société, alors que la bonne foi préside à son fonctionnement ([575]). Or, à l'inverse, tant la doctrine ([576]) que la jurisprudence ([577]) estiment que, le contrat de société étant à exécution successive, l’affectio societatis doit exister tout au long de la vie sociale.

Par ailleurs la jurisprudence civile déduit de l’obligation générale de bonne foi dans les relations contractuelles un véritable devoir de coopération, à tout le moins de loyauté ([578]). Dans ces conditions, on voit mal comment celui-ci pourrait se distinguer de l’affectio societatis, appréhendé par la jurisprudence comme une « collaboration effective des associés, dans un intérêt commun et sur un pied d’égalité » ([579]). Bien au contraire, ce devoir est, selon la doctrine, plus ou moins marqué selon les types de contrats, sa plus forte expression se trouvant précisément dans le contrat de société ([580]).

Des lors, la négation de l’affectio societatis que constitue un usage répréhensible du droit de vote peut s’analyser en un manquement à la bonne foi contractuelle.

 

Cette position n’est cependant pas à l’abri de la critique. On a pu en effet reprocher à ce rattachement de l’affectio societatis au devoir général de bonne foi de faire perdre à la notion son caractère original ([581]). Cet argument n’est pas dirimant. En effet, loin d’affadir le concept d'affectio societatis, ce rapprochement « tend au contraire à ramener le droit des sociétés dans le droit commun des obligations c’est à dire dans le champ d’application des article 1134 alinéa 3 et 1135 du Code civil » ([582]).

Les auteurs qui se sont intéressés au devoir de bonne foi en matière de sociétés ont d’ailleurs souligné que celui-ci imposait à l’associé de rechercher son intérêt personnel à travers la poursuite de l’intérêt commun. En d’autres termes, une exécution de bonne foi du pacte social conduit l’associé à donner la primauté au second sur le premier, en cas de conflit ([583]). Dans le cas contraire, l’associé exécuterait le contrat social de mauvaise foi. En quoi pourrait consister une telle exécution, hormis en l’émission d’un vote « en méconnaissance de l’intérêt social, et dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts des autres associés » ?

A l’appui de cet argument, on peut également faire valoir que la bonne foi qui doit présider aux relations entre associés oblige ces derniers à accepter les décisions majoritaires, à condition que celles-ci aient pour but la prospérité commune ([584]). Dès lors que la délibération envisagée s’autorise de l’intérêt commun, l’associé minoritaire a l’obligation de s’y soumettre. Dans le cas contraire, il manquerait à son obligation de bonne foi. N’est-ce pas la définition de l’abus de minorité ?

On le voit, le rattachement de l’émission d’un vote blâmable à la méconnaissance de l’obligation de bonne foi est le seul qui prenne à la fois en compte la subordination de l’intérêt propre de l’associé à l’intérêt commun, et la dimension contractuelle de la société.

 

La jurisprudence a déjà consacré l’existence du devoir de bonne foi, qui pèse sur tous les associés ([585]), tant majoritaires que minoritaires ([586]). Cependant, cette affirmation a pris une dimension nouvelle depuis un arrêt rendu la Chambre commerciale le 27 février 1996 ([587]), dans lequel celle-ci fonde sa solution sur « le devoir de loyauté qui s’impose au dirigeant à l’égard de tout associé ». En l’espèce, une associée avait cédé ses actions pour un prix unitaire de 3.000 francs au dirigeant de la société, ainsi qu’aux membres de sa famille dont il s’était porté fort. Le contrat prévoyait par ailleurs que si ceux-ci cédaient l’ensemble de leur participation avant la fin de l’année 1991, ils devraient restituer à la cédante 50 % du montant dépassant 3.500 francs. Or, quelques jours plus tard, ils cédèrent leurs titres à une société tierce, au prix de 8.800 francs par action. La cédante demanda alors la nullité du contrat, sur le fondement du dol. Sa prétention fut accueillie par la Cour d’appel de Paris, qui retint la réticence dolosive à l’encontre du dirigeant. C’est le pourvoi formé contre cet arrêt que rejette la Chambre commerciale, qui fonde sa décision sur le devoir de loyauté du dirigeant à l’égard de tout associé.

Certes, en l’occurrence, il n’est pas fait expressément référence à l’associé majoritaire. Néanmoins, non seulement il est clair que la Cour de cassation a entendu sanctionner toutes les personnes, associés ou dirigeants, qui tireraient profit de leur position dans la société pour s’avantager personnellement, mais en plus les dirigeants sont en pratique le plus souvent issus du groupe majoritaire ([588]). Dans ces conditions, la loyauté étant de l’essence du contrat de société ([589]), on voit mal comment les associés pourraient être soustraits à cette obligation. Comme on a pu fort justement l’écrire, cette décision a une portée universelle et intéresse l’ensemble du droit des sociétés ([590]).

 

En conclusion, la référence à la bonne foi marque le retour à une approche traditionnelle du droit des sociétés, et s’inscrit d’ailleurs dans le renouveau contractuel qui anime cette branche du Droit. Cette référence constante au contrat de société, et par delà au droit des contrats, se retrouve lorsqu'il s'agit d'analyser les sanctions du vote déloyal.

 

 

Section 2 : Les sanctions du vote déloyal

 

Le vote déloyal doit être sanctionné avec la même sévérité quel que soit l'associé dont il émane. En d'autres termes, le juge ne saurait faire preuve de davantage de mansuétude lorsque l'abus est l'œuvre du minoritaire. Cependant, les modalités de la sanction sont différentes selon qu'il s'agisse d'un abus de majorité (§1), ou de minorité (§2).

 

§1- La sanction de l’abus de majorité

 

Bien que d'autres remèdes soient concevables ([591]), deux sanctions sont le plus souvent prononcées par les juges : il s'agit de la responsabilité des associés majoritaires (A) et de la nullité de la délibération sociale entachée d'abus (B).


A. La responsabilité des associés majoritaires

 

Comme nous l'avons vu, le droit de vote de l’associé revêt une nature contractuelle. Son abus réside dans l’utilisation d’une prérogative conventionnelle de mauvaise foi, entendue comme la conscience de causer un préjudice au cocontractant.

La jurisprudence sanctionne traditionnellement l’abus d’un droit contractuel par la responsabilité civile délictuelle de son auteur ([592]). En effet, la responsabilité contractuelle est traditionnellement envisagée comme un mode d’exécution forcée du contrat. Elle suppose donc une inexécution de la convention ([593]). Or, l’abus d’un droit contractuel n’est pas un défaut mais une mauvaise exécution. Par conséquent, il ne peut engager que la responsabilité délictuelle du contractant, celle-ci étant la responsabilité civile de droit commun.

En matière d’abus de majorité, la jurisprudence fonde habituellement ses décisions sur l’article 1382 du Code civil ([594]). En conséquence, pour les juges, par la commission d’un tel abus, les associés prépondérants engagent leur responsabilité délictuelle.

Cette position encourt la critique à deux points de vue.

En premier lieu, et cette considération n’est pas propre au droit des sociétés, la mise en jeu de la responsabilité délictuelle de l’auteur d’un abus contractuel est contestable ([595]), en ce qu’elle heurte le principe du non cumul des responsabilités ([596]). Celui-ci interdit le recours aux règles de la responsabilité délictuelle pour sanctionner des manquements d’ordre contractuel. Or, il semblerait logique de tenir compte de la source de l’abus. Du moment que le droit est issu d’un contrat, il y a lieu de sanctionner son usage abusif par la mise en jeu de la responsabilité contractuelle de son auteur. Cette position se justifie d’autant plus que l’abus du droit contractuel est analysé comme une utilisation de mauvaise foi, c’est à dire comme un manquement à la bonne foi contractuelle ([597]). Ce malaise a d'ailleurs conduit une fraction de la doctrine à proposer une suppression pure et simple de la responsabilité contractuelle et une unification des deux types de responsabilité ([598]).

 

En second lieu, les auteurs, partisans ou adversaires de l’analyse contractuelle de la société, analysent traditionnellement la notion d’abus de majorité comme un manquement aux obligations nées du pacte social ([599]). En effet, il pèse sur les associés majoritaires un véritable devoir contractuel de faire prévaloir l’intérêt commun sur leur intérêt personnel, extérieur au groupement. L’abus de majorité, caractérisant la violation de cette obligation, devrait donc être sanctionné sur le terrain de la responsabilité contractuelle ([600]).

 

Ceci étant, la Cour de cassation a précisé les conditions de mise en œuvre de cette responsabilité. L’action peut être intentée par les associés minoritaires ([601]), mais également par la société elle-même, agissant par l’intermédiaire de son dirigeant ([602]).

Elle ne peut en revanche être dirigée contre la société ([603]).

Cependant, une difficulté peut surgir, s’agissant de la détermination des personnes responsables. Les associés minoritaires doivent-ils poursuivre l’ensemble du groupe majoritaire ou seulement les instigateurs de l’abus ? A notre connaissance, la jurisprudence ne s’est jamais expressément prononcée sur la question. Il semble néanmoins que la deuxième option soit conforme aux principes de la responsabilité civile ([604]).

 

Si elle aboutit, l’action en responsabilité débouche sur l’octroi de dommages et intérêts aux minoritaires victimes par les majoritaires fautifs. Cependant, cette sanction est inadaptée, à un double titre. D’une part, elle n’efface pas les conséquences de la délibération. D’autre part, elle n’intervient que longtemps après le vote de la décision. C’est pourquoi les juges sanctionnent également l’abus de majorité par l’annulation de la résolution.

 

B. La nullité de la délibération déloyale

 

M. le Professeur Schmidt a proposé de substituer à l’annulation de la décision, traditionnellement prononcée lorsque l’abus de majorité est caractérisé, l’absence d’effet obligatoire de celle-ci ([605]). En effet, selon lui, la nullité suppose une irrégularité formelle, au regard de la loi sur les sociétés ou du droit des contrats. Or, l’abus de majorité ne vicie la délibération que parce que des motifs illicites ont présidé à son adoption. Dès lors, la seule sanction concevable consiste à rendre la résolution litigieuse inopposable aux minoritaires victimes.

Cette position n’est pas à l’abri de la critique. En effet, dans l’hypothèse où les majoritaires se seraient octroyés des avantages substantiels, au mépris de l’intérêt commun, l’inopposabilité de la décision n’effacera pas les conséquences de la résolution.

 

Le principe de l'annulation, seule à même de réparer le préjudice subi par les minoritaires, est donc incontestable. Ce faisant, la mise en œuvre de la sanction (b) découle de son fondement juridique (a).


a- Le fondement de la nullité

 

Plusieurs fondements sont concevables ([606]).

Tout d’abord, il est possible d’envisager la nullité comme la sanction de la responsabilité civile des associés majoritaires, à titre de réparation en nature ([607]). En effet, en matière de responsabilité, le juge peut prononcer la sanction la plus adéquate ([608]), la mieux à même de « tarir la source du dommage » ([609]) subi par la victime et de procéder à la « suppression de l’illicite » ([610]). Il effacera ainsi toutes les conséquences du préjudice.

En matière d’abus de majorité, l’annulation remettra majoritaires fautifs et minoritaires victimes dans leur situation antérieure à la délibération litigieuse. Celle-ci sera par conséquent privée d’effet et les majoritaires verront leur comportement répréhensible neutralisé. L’égalité sera rétablie et le préjudice souffert par les minoritaires, injustement frustrés d’un avantage, réparé.

Cette analyse a rencontré un écho favorable en jurisprudence. En effet, les décisions postérieures à 1961 visent l’article 1382 du Code civil, ce qui rattache l’annulation à la responsabilité civile, donc au principe de la réparation adéquate ([611]).

Cette position est contestable. D’une part, l’abus de majorité est différent de l’abus de droit. Il s’agit, on l’a vu, d’un manquement à l’obligation de bonne foi qui préside aux relations entre associés. Par conséquent, il doit être sanctionné sur le terrain contractuel et non délictuel. D’autre part, à aucun moment, les articles 235-1 du code de commerce (ancien art. L. 360) et 1844-10 du Code civil, relatifs à la nullité des délibérations sociétaires, ne visent l’abus de droit comme cause d’annulation, ni directement ni indirectement. En effet l’article 1382 n’est pas une cause d’annulation d’un contrat, il est même étranger au domaine contractuel.

Dans ces conditions, il y a lieu de rechercher ailleurs que dans ce texte le fondement de la nullité de la délibération infectée d’un abus de majorité.

Bien que le recours à ce texte ne fasse pas l'unanimité ([612]), il semble que seul l'article 235-1  soit susceptible de fonder une telle annulation.

Aux termes de cette disposition, « la nullité ... d’un acte modifiant les statuts ne peut résulter que d’une disposition expresse du  [livre du code de commerce relatif aux sociétés commerciales] ou de celles qui régissent la nullité des contrats ; [...] ; la nullité d’actes ou  de délibérations autres que ceux prévus à l’alinéa précédent ne peut résulter que de la violation d’une disposition impérative de [ce livre] ou de celles qui régissent les contrats ».

Or, l’abus de majorité est une création purement prétorienne. La loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, puis le code de commerce, sont demeurés muets à son égard. Par conséquent, la nullité d’une délibération viciée par ce grief ne pourra résulter que du droit commun des contrats.

 

Certains auteurs ont considéré que, du fait de l’abus, la volonté sociale ne s’est pas valablement formée. Par conséquent, la nullité est encourue sur le fondement de l’article 1108 du Code civil ([613]), l’abus de majorité étant assimilé à un vice du consentement. Mais cette position ne convainc pas. En effet, en droit des contrats, le consentement ne peut être vicié que dans trois cas : tout d’abord, lorsqu’il a été donné par erreur ; ensuite, lorsque cette erreur est consécutive à un dol ; enfin, lorsque le consentement a été extorqué par la violence. Ces hypothèses sont difficilement transposables à l’abus de majorité.

 

D’autres ont assimilé la notion à une fraude ([614]). En votant dans leur seul intérêt au mépris de l’intérêt commun, les majoritaires ont eu en vue un but illicite. Or, la fraude se définit comme un acte accompli dans le but d’éluder une disposition obligatoire, légale ou contractuelle, ou les droits des tiers ([615]). La jurisprudence a volontiers fait appel à cette notion pour annuler les délibérations entachées d’abus de majorité ([616]).

Cette analyse encourt la critique, sur plusieurs plans. En second lieu, la notion de fraude est étroitement liée au dol ([617]). Or, celui-ci suppose des manoeuvres, d’après l’article 1116 du Code civil lui-même, et l’abus de majorité n’implique pas de telles manipulations ([618]). En second lieu, la sanction traditionnellement attachée à la fraude est l’inopposabilité et non la nullité ([619]).

 

Un troisième courant doctrinal a proposé de rattacher l’annulation pour abus de majorité à l’illicéité de la cause ([620]). Les partisans de cette approche raisonnent à partir de la cause du vote de l’associé. Celle-ci réside dans la poursuite de l’intérêt social. Par conséquence, seul le suffrage émis dans ce sens aura une cause licite. Dans le cas contraire, la décision doit être annulée sur le fondement de l’article 1131 du Code civil. Mais, comme le fait remarquer un adversaire de cette école ([621]), la cause du vote de l’associé réside dans la formation de la volonté sociale, dans la prise de position sur le projet de résolution. Les mobiles illicites traduisent un manquement à la bonne foi contractuelle, à l’affectio societatis. Ils ne peuvent être pris en compte sur le terrain de la cause.

 

Deux auteurs, isolés à notre connaissance, ont récemment avancé une idée audacieuse ([622]). L’abus de majorité devrait être sanctionné sur le plan de la cause dans l’exécution du contrat ([623]). Une partie de la doctrine civiliste considère en effet que la cause de l’obligation d’une partie ne réside pas dans celle de l’autre partie, mais dans l’exécution effective de cette obligation. En conséquence, l’existence de la cause doit s’apprécier non seulement au moment de la formation du contrat, mais encore pendant toute la durée de son exécution ([624]). Dès lors, la prise en compte de la cause au stade de l’exécution du contrat est un moyen de restaurer l’équilibre contractuel voulu initialement par les parties ([625]), une « garantie de l’équité contractuelle » ([626]). La jurisprudence a parfois avalisé cette théorie ([627]).

Les partisans de l’extension de cette approche causaliste au droit des sociétés raisonnent à partir de l’obligation de l’associé de réaliser un apport ([628]). La cause de cet engagement réside dans la recherche de bénéfices. Or, du fait de l’abus de majorité, la répartition sera forcément inégalitaire. Par conséquent, l’engagement de l’associé se trouve privé de cause, au moment de l’exécution du contrat. Mais cette absence ne s’attache qu’à la délibération viciée par l’abus ; elle n’est donc que partielle. Par conséquent, le contrat ne sera pas annulé, seule la délibération le sera.

Pour séduisante qu’elle soit, cette analyse n’en présente pas moins certaines lacunes.

Tout d’abord, lorsqu’il est retenu par les juges, le défaut de cause dans l’exécution du contrat n’est jamais sanctionné par la nullité ([629]). La construction proposée manque de rigueur en ce qu’elle ne précise pas sur quel fondement textuel l’annulation de la résolution doit être prononcée.

Ensuite, cette analyse ne peut être adaptée qu’aux délibérations relatives aux distributions de bénéfices. Or la jurisprudence retient le grief d’abus de majorité à l’encontre de décisions relatives à la nomination des mandataires sociaux ([630]), à des subventions à une filiale en difficulté ([631]), ou à l’agrément d’un nouvel associé ([632]). Dès lors, on voit mal en quoi ce type de décisions priverait de cause l'obligation fondamentale de l’associé d’effectuer un apport.

Enfin, la cause de ce devoir ne semble pas être le droit aux bénéfices. Si tel était le cas, une société qui priverait l’associé de toute participation aux gains encourrait la nullité, pour défaut de cause ([633]). Or, l’article 1844-1 de Code civil exclut cette sanction, seule la clause léonine, qui réalise une telle spoliation, est réputée non écrite.

 

Se faisant l’écho de la doctrine contractualiste ([634]), M. le Professeur Le Cannu a proposé de rattacher la sanction de l’abus de majorité aux articles 1833 du Code civil et 235-1 ([635]). En effet, ce dernier texte se borne à sanctionner les délibérations violant les « règles qui régissent la nullité des contrats ». Or, on admet généralement ([636]) que cette disposition vise aussi bien le droit commun des contrats que le droit commun des sociétés ([637]). Or, l’article 1844-10, qui est la transposition en droit commun de l’article 235-1, sanctionne expressément la violation de l’article 1833 par la nullité. Ce fondement est le seul qui soit véritablement satisfaisant, en ce qu'il prend en compte les textes du droit des sociétés concernant les nullités des délibérations d'assemblées, ainsi que la dimension contractuelle de la société de manière non artificielle.

 

La jurisprudence, si elle fonde la plupart de ces décisions sur l’article 1382, abandonne parfois ce texte. Ainsi, dans l'arrêt précité du 24 janvier 1995, la Cour de cassation a fondé sa décision d’annulation d’un montage sur les articles L. 360 et L. 173 (actuellement art. 235-1 et art. 225-121 C. Com.) ([638]). Certes, ce dernier texte n’institue pas une cause générique de nullité. De toutes les dispositions qu’il vise, seul l’article 225-96 (ancien art. L. 153) est relatif au vote dans les assemblées, même s’il est muet sur la question de l’abus de majorité ([639]). En conséquence, la Cour de cassation entend faire de cette forme de déloyauté une cause d’irrégularité formelle des assemblées générales ([640]).

Quel que soit le texte retenu pour fonder la nullité, le juge doit prononcer cette sanction, s’il constate l’abus. Mais le principe de non-immixtion dans les affaires sociales lui interdit de prendre lui même la décision. En d’autres termes, il ne peut directement aller à l’encontre de ce qu’à voulu la majorité des associés. Il ne peut qu’annuler la délibération qui ne respecterait pas les finalités du contrat de société ([641]). L’« arrêt valant vote » est prohibé.

 

Le fondement contractuel retenu pour l'annulation des délibérations sociales viciées par un abus de majorité n'est pas sans conséquences.

 

                                   b- La mise en oeuvre de la nullité

 

Le problème de savoir quel fondement retenir pour l’annulation de la décision viciée par un abus de majorité n’est pas sans incidence pratique, notamment au regard de la prescription de l’action. M. le Professeur Schmidt a ainsi estimé qu’elle échappait à la prescription triennale prévue par l’article L. 367 (actuellement art. 235-9 C. Com.) ([642]). En effet, puisque la nullité de la délibération est fondée sur le principe de la réparation adéquate, elle demeure étrangère aux dispositions régissant la nullité des décisions sociales. Au contraire, en tant qu’application des règles de la responsabilité civile, l’action sera soumise à la prescription de droit commun.

D’autres estiment, à l’inverse, qu’il y lieu de soumettre la prescription de l’action aux dispositions de l’article 235-9 du code de commerce, l’annulation ne pouvant être fondée que sur l’article 235-1 ([643]).

 

La jurisprudence ne semble pas s’être prononcée directement. La cour de Versailles a cependant semblé appliquer l'article 235-9 à une demande formulée par un minoritaire plus de trois ans après la délibération ([644]).

La question se pose également de savoir qui peut demander la nullité. S’agit-il de chaque associé, y compris celui ayant émis un vote favorable à la décision critiquée, ou seulement d’un associé victime de l’abus ?

On a pu estimer que seul le minoritaire lésé pouvait exercer l’action. Autrement dit, il s’agirait d’une nullité relative, susceptible de confirmation ([645]).

Une autre partie de la doctrine, a adopté une thèse opposée, arguant du caractère absolu de la nullité ([646]). Cette position ne convainc pas. En effet, si la nullité était absolue, l’action pourrait être intentée par tout intéressé, notamment par un créancier de la société. Or, il leur est traditionnellement refusé d’agir en abus de majorité ([647]). De la même manière, tant le caractère relatif de la nullité que l'absence d'intérêt pour agir interdisent aux salariés de demander l'annulation d'une résolution entachée d'abus de majorité ([648]).

La Cour de cassation a d’ailleurs implicitement opté en faveur de la nullité relative, dans un arrêt rendu le 4 mars 1993 ([649]). En l’occurrence, la Haute juridiction reproche aux juges du fond de n’avoir pas caractérisé la « volonté des minoritaires au moment de l’acte ». En d’autres termes, la Cour d’appel aurait du rechercher si les demandeurs n’avaient pas émis un vote favorable à la décision critiquée. En conséquence, la Chambre commerciale laisse entendre qu’une telle approbation interdit de demander ultérieurement l’annulation de la délibération ([650]).

Il convient toutefois de réserver le cas où les associés minoritaires découvrent ultérieurement à cette approbation des éléments permettant d’établir l’abus de majorité ([651]).

Par ailleurs, un associé qui aurait acquis cette qualité postérieurement à l’adoption de la délibération litigieuse serait recevable à agir ([652]). Non seulement aucun texte n’impose au demandeur en annulation d’être associés au moment des faits critiqués, mais on peut considérer que le droit d’agir en justice est un accessoire du titre, transmis en même temps que lui.

 

La jurisprudence récente ouvre l’action en annulation pour abus de majorité à la société elle-même, agissant par l’intermédiaire de son dirigeant ([653]). Bien que cette situation ne soit guère concevable que dans l’hypothèse d’un changement de majorité ([654]), certains auteurs ont réservé un accueil favorable à cette nouvelle orientation ([655]). L’abus de majorité ne vise pas seulement à protéger la minorité, mais aussi la société toute entière. D’ailleurs, un auteur a considéré que l’associé minoritaire qui a voté en faveur de la décision pourrait la critiquer ultérieurement, en s’appuyant sur cette nouvelle jurisprudence ([656]). Selon lui, puisque l’action est ouverte à la société, la nullité est absolue, non susceptible de confirmation.

Mais la solution donnée par l’arrêt du 21 janvier 1997 est de nature à compromettre la sécurité juridique ([657]). Il suffit d’imaginer des anciens minoritaires, qui auraient approuvé la délibération, et qui la contesteraient, un fois devenus majoritaires, au nom de la société...

 

Il reste à envisager le cas où la résolution viciée par un abus de majorité profiterait à un tiers de bonne foi, dans l’ignorance de la déloyauté des associés. La décision est-elle annulable ? La doctrine répond par la négative ([658]). Les tiers n’étant pas à même d’apprécier la légitimité des mobiles ayant animé les majoritaires, la seule réparation concevable dans cette hypothèse est l’octroi de dommages et intérêts aux minoritaires.

 

Bien que posant un certain nombre de problèmes, notamment concernant son fondement juridique, les sanctions de l'abus de majorité sont relativement efficaces et les solutions en la matière bien fixées. Il n'en va pas de même pour l'abus de minorité.

 

§2- La sanction de l’abus de minorité

 

La difficulté de sanctionner efficacement l’abus de minorité provient de l’absence de décision à annuler. En effet, contrairement au cas d’abus de majorité, l’obstruction des associés minoritaires a empêché l’adoption d’une résolution. Mais il convient de réserver l’hypothèse dite du « vote surprise ». En effet, dans cette situation, les minoritaires tirent profit de l’absence temporaire des majoritaires ([659]) ou de la perte de leurs droits sociaux ([660]) pour provoquer le vote d’une décision à leur avantage. La situation est en définitive analogue à l’abus de majorité, la seule différence tient aux instigateurs ([661]). En conséquence, le « vote surprise » sera soumis au même contrôle que la déloyauté des majoritaires. La résolution sera donc annulée ([662]).

Hormis ce cas, la principale question est de savoir si le juge peut prendre une décision valant acte (A). Néanmoins, d’autres sanctions sont concevables (B).

 

A. La question du jugement valant acte

 

Bien que la thèse du jugement valant acte soit parfaitement fondée en droit, la nature contractuelle du droit de suffrage autorisant son accueil (a), la Cour de cassation s'est montrée frileuse et a refusé de tirer les conséquences de la similitude entre abus de majorité et de minorité, qui justifie une même sévérité dans les sanctions (b).

 

a- Une sanction fondée

 

Les auteurs hostiles au jugement valant acte font traditionnellement valoir plusieurs arguments, tirés de la nature essentiellement contractuelle de la société ([663]).

Tout d’abord, ils invoquent l’article 1142 du Code civil. En disposant que « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts, en cas d’inexécution de la part du débiteur », ce texte empêcherait toute exécution forcée. Par conséquent, la seule sanction concevable est l’allocation de dommages et intérêts par les minoritaires fautifs ([664]). Ce raisonnement n’est pas convaincant, en ce qu’il n’est pas conforme à l’interprétation contemporaine de l’article 1142. En effet, ce texte apparaît bien plus comme une exception que comme un principe ([665]).

Certes, l’article 1142 fait obstacle à l’exécution en nature des obligations dont la nature est « irréductiblement individuelle » ([666]). Mais le droit de vote dans les sociétés civiles et commerciales, eu égard au but lucratif poursuivi, a perdu ce caractère ([667]).

Au demeurant, on pourrait invoquer un autre texte, en faveur de l’arrêt valant vote : l’article 1144 du Code civil, aux termes duquel « le créancier peut aussi, en cas d’inexécution, être autorisé à faire exécuter lui-même l’obligation au dépens du débiteur » ([668]). En effet, en adoptant une analyse contractuelle de la société, on peut considérer que chaque associé est à la fois débiteur, quant à son apport, et créancier de la collectivité ([669]). Or, le minoritaire, comme tout membre de la société, est tenu d’un devoir général de bonne foi, qui l’oblige à se soumettre aux décisions de la majorité conformes à l’intérêt commun ([670]). Dès lors, en commettant un abus de minorité, il contrevient à son engagement. Son créancier, s’il ne peut le contraindre à s’exécuter, peut « être autorisé à exécuter lui-même l’engagement », conformément à l’article 1144. Cette autorisation va conduire à la neutralisation du comportement obstructeur de l’associé minoritaire. Celle-ci ne peut consister qu’en la prise de la décision par le juge.

D’ailleurs, en matière contractuelle, la technique du jugement valant acte est fréquemment utilisée. On en veut pour preuve la jurisprudence relative à l’exécution forcée d’une promesse synallagmatique de vente ([671]). Ce contrat est celui par lequel deux personnes s’engagent, réciproquement et définitivement, l’une à vendre, l’autre à acheter, un bien déterminé, la réalisation finale de la vente étant subordonnée à la passation d’un acte authentique ([672]). Si l’une des parties refuse de le signer, l’autre peut en obtenir l’exécution forcée, le jugement tenant lieu d’acte de vente ([673]).

Certes, on a pu faire valoir que cette hypothèse était bien différente de celle d’un abus de minorité. En effet, dans la promesse synallagmatique de vente, le juge peut se substituer au contractant défaillant parce qu’il existe un engagement préalable alors que rien de tel n’existe en matière sociétaire ([674]). Il est vrai qu’à l’instar de Ripert, on peut difficilement soutenir que l’associé, en signant les statuts, a consenti à l’avance aux décisions majoritaires. En effet, « il n’y a contrat que si l’objet du contrat est déterminé. La volonté individuelle ne vaut consentement que si elle s’applique à cet objet déterminé, elle n’a de valeur juridique que si elle est donnée pour une cause déterminée. Un consentement donné à l’avance à un acte que l’on ne peut connaître ni dans son objet, ni dans sa cause n’est pas susceptible de créer l’acte juridique » ([675]). Cependant, on l’a vu, du fait de la signature des statuts, l’associé s’oblige à se soumettre aux futures décisions, il n’est pas présumé y avoir consenti par anticipation. En d’autres termes, la soumission ne résulte pas d’un consentement préalable mais d’une obligation. Le refus de voter en faveur d’une décision conforme à l’intérêt commun constitue la violation d’une obligation contractuelle.

Par conséquent, il y a bien engagement préexistant de la part de l’associé minoritaire, ce qui rend possible l’analogie avec l’exécution forcée d’une promesse synallagmatique de vente.

On le voit, l’analyse contractuelle de la société n’est nullement un obstacle à l’adoption judiciaire d’une délibération. D’ailleurs, la jurisprudence allemande, depuis un arrêt rendu par le Bundesgerichsof le 28 avril 1975 ([676]), n’hésite pas à consacrer la thèse du jugement valant acte, en la rattachant au devoir de bonne foi qui régit l’exécution des contrats.

D’autres auteurs fondent la possibilité pour le juge de rendre un arrêt valant acte sur le principe de la réparation adéquate ([677]). En mésusant de son droit de vote, l’associé minoritaire commet une faute, il engage sa responsabilité. Le juge peut prononcer la sanction la mieux à même de réparer le préjudice subi par ses coassociés. En la matière, celle-ci consiste à considérer que le jugement rendu tiendra lieu de délibération.

 

Ces arguments en faveur de la décision valant acte n'ont cependant pas convaincu la Cour de cassation.

 

b- Une sanction rejetée par la Cour de cassation

 

Un arrêt Flandin (2) a, semble-t-il, fixé la jurisprudence. Il fait suite à une longue évolution (1).

 

1. L’évolution

 

Certaines juridictions du fond s’étaient engagées sur la voie du jugement valant acte ([678]). Ces tribunaux considéraient en effet que, dès lors que l’abus est constaté, le juge doit prendre la décision la mieux à même de satisfaire l’intérêt social, en l’occurrence celle valant adoption de la délibération.

Une réponse ministérielle avait cependant retenu la solution inverse, en matière de prorogation, au nom du caractère contractuel de la société ([679]). L’argument n’emporte pas la conviction, cette nature n’étant, on l’a vu, nullement un obstacle à l’adoption forcée des délibérations.

Cette position administrative était cependant en phase avec la jurisprudence dominante, qui ne sanctionnait l’abus de minorité que par l’allocation de dommages et intérêts ([680]).

 

La doctrine était pour sa part largement divisée sur la question ([681]). Outre les arguments tirés de la nature contractuelle de la société, les adversaires de la thèse du jugement valant acte invoquaient à l’appui de leur position deux raisons d’opportunité essentielles.

Ils invoquaient tout d’abord la trop forte immixtion du juge dans la vie de la société, à laquelle conduirait inexorablement la thèse de la décision valant acte ([682]). Ce motif ne convainc pas. En effet, l’ingérence du juge n’est-elle pas plus grande lorsqu’il constate l’abus que lorsqu’il choisit la sanction la plus adéquate ? En considérant que sa décision vaut adoption de la délibération, le juge ne fait que tirer les conséquences de ses constatations. C’est en ne retenant l’abus de minorité que dans des cas exceptionnels que le juge s’abstiendra de s’immiscer dans les affaires sociales ([683]).

De même, l’abus de minorité n’est qu’un aspect de l’abus du droit de vote, l’autre étant l’abus de majorité. Or, le juge n’hésite pas à annuler des décisions contraires à l’intérêt social sur ce fondement. Comme l’a fort justement fait remarquer un auteur ([684]), même si l’adoption forcée peut sembler plus spectaculaire que l’annulation d’une décision sur le fondement de l’abus de majorité, « il est tout aussi grave d’annuler une délibération adoptée par les majoritaires que d’imposer une décision rejetée par le fait des minoritaires ».

Les adversaires de l’adoption forcée des délibérations faisaient également valoir, à l’appui de leur position, le rejet par la Commission Pleven de réforme du droit des sociétés de ce type de sanction, au nom de la crainte d’un gouvernement des juges ([685]). En réalité, ce rejet s’explique par la volonté du législateur de confier au juge le soin de choisir lui même la sanction la mieux adaptée. C’est également la raison pour laquelle la loi du 24 juillet 1966, puis le code de commerce, n'ont pas abordé l’abus de majorité, laissant à la jurisprudence le soin de continuer sa construction de la théorie.

 

Cependant, la Cour de cassation ne s’était pas encore prononcée sur la question de l'arrêt valant vote.

Le 14 janvier 1992, elle avait paru opter en faveur de l’adoption forcée des délibérations ([686]). En l’espèce, des associés minoritaires, hostiles à une augmentation de capital envisagée par l’équipe dirigeante, s’y opposèrent. En conséquence, la société invoqua l’abus de minorité et demanda l’autorisation de réaliser l’augmentation projetée. La Cour d’appel de Paris ([687]), tout en retenant l’abus, refusa aux associés majoritaires la possibilité de passer outre au refus des minoritaires, et, en conséquence, condamna ces derniers à l’octroi de dommages et intérêts. Mais cet arrêt est censuré, sous le visa de l’article 1382 du Code civil, en ces termes « hormis l’allocation de dommages et intérêts, il existe d’autres solutions permettant la prise en compte de l’intérêt social ». La plupart des auteurs ont vu dans l’emploi de cette formule la consécration implicite de la théorie de l’arrêt valant vote ([688]). Par le visa de l’article 1382, la Cour suprême rattachait l’abus de minorité à la responsabilité civile, donc au principe de réparation adéquate.

D’autres sanctions étaient au demeurant envisageables, telles la condamnation de l’associé minoritaire sous astreinte à voter dans le sens dicté par l’intérêt social, ou la nomination d’un mandataire ad-hoc chargé de voter en lieu et place des minoritaires, ou l’exclusion des associés fautifs ([689]) ; un auteur a également proposé la neutralisation pure et simple de leur vote dans le calcul du quorum ([690]). Un autre a vu dans la formule utilisée par la Haute Juridiction une invite à moduler la sanction en fonction de l’atteinte portée à l’intérêt social ([691]).

La Chambre commerciale ne devait pas tarder à éclairer la formule sibylline utilisée dans son arrêt Vitama. Elle décida tout d’abord que, même établi, l’abus de minorité ne rend pas valable une décision nulle ([692]).

En l’occurrence, une associée minoritaire de SARL demandait l’annulation de la décision de transformation de la société en société anonyme. Les associés invoquaient l’absence systématique de la demanderesse aux assemblées générales, constitutive selon eux d’un abus de minorité. La Cour d’appel de Limoges ([693]) retint l’abus et rejeta la demande d’annulation. Cependant, la Cour de cassation censura cette décision au motif que « la transformation d’une société à responsabilité en société anonyme et l’abus de ses droits par l’associé minoritaire, à le supposer établi, n’était pas susceptible d’entraîner la validité de la décision irrégulière ». En d’autres termes, l’abus de minorité ne permet pas d’éluder les règles impératives qui régissent le fonctionnement des assemblées générales ([694]).

Cet arrêt était susceptible de deux interprétations ([695]).

Il pouvait, dans une première approche, être regardé comme interdisant seulement aux associés majoritaires de passer outre au refus des minoritaires et de considérer eux-mêmes la décision comme adoptée. Autrement dit, dans cette optique, les associés majoritaires devaient prendre acte de l’obstruction, s’adresser au juge pour qu’il constate l’abus de minorité et prenne la décision lui même, en prononçant l’adoption de la délibération bloquée par l’associé minoritaire fautif ([696]).

Au contraire, selon une seconde interprétation, l’arrêt Six condamnait implicitement toute décision valant vote. C’est cette voie qu’a empruntée la Chambre commerciale dans son arrêt Flandin du 9 mars 1993 ([697]).

 

2. La solution de l’arrêt Flandin

 

En l’espèce, à la suite de la loi du 1er mars 1984 qui portait à 50.000 francs le capital minimum d’une SARL, un gérant avait proposé une augmentation de capital pour se conformer aux prescriptions légales, qui ne put être adoptée à cause de l’absence de deux associés. Il proposa ultérieurement de porter le capital de la société à 500.000 francs mais se heurta au même obstacle. Saisie du litige, la Cour d’appel de Pau ([698]) qualifia l’absence des deux associés d’abus de minorité et, tirant ainsi les conséquences de cette qualification, décida que son arrêt valait adoption de la délibération bloquée du fait de cet abus, conformément au principe de la réparation adéquate. Ce raisonnement n’a pas trouvé grâce auprès de la Chambre commerciale, tant au regard de la qualification adoptée que de la sanction retenue : « le juge ne peut se substituer aux organes sociaux légalement compétents et décider que sa décision vaut adoption de la résolution tendant à une augmentation de capital, qui n’a pu être votée faute de majorité qualifiée. Il lui est possible de désigner un mandataire aux fins de représenter les associés minoritaires défaillants à une nouvelle assemblée et de voter en leur nom dans le sens des décisions conformes à l’intérêt social mais ne portant pas atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires ».

Cette solution obéit à deux considérations ([699]). D’une part, le législateur de 1966 a délibérément exclu la sanction du jugement valant acte, en rejetant un amendement qui la prévoyait. Dès lors, en prononçant néanmoins l’adoption forcée de la délibération, le juge statuerait contra legem ; au demeurant, son rôle n’est pas d’être dirigeant de société, ce qu’il ne manquerait de devenir s’il se substituait aux associés dans la prise de décisions ([700]).

Mais d’autre part, puisque l’adoption forcée de la délibération avait le mérite de l’efficacité, contrairement aux autres sanctions envisageables ([701]), le juge peut intervenir de manière indirecte, par l’intermédiaire d’un mandataire ad-hoc.

Même si elle rend en apparence à l’assemblée, organe souverain de la société, le pouvoir de décision ([702]), cette solution manque de franchise. En effet, par la nomination du mandataire ad-hoc, le juge élude le comportement obstructeur des associés minoritaires, qui ne tireront aucun profit de leur attitude. Dans ces conditions, ne serait-il pas moins hypocrite et plus rapide que le juge prît la décision lui-même ([703]) ?

Au demeurant, outre les difficultés pratiques suscitées par la nomination ([704]), la formulation même de l’arrêt laisse subsister quelques interrogations.

En premier lieu, le mandataire doit voter en lieu et place des associés minoritaires défaillants. Dès lors, la question est de savoir s’il se substitue également aux associés présents mais qui s’abstiennent ou émettent un vote défavorable. De l’avis général, il semble qu’il faille donner une réponse affirmative ([705]) ; il y a donc lieu de tenir le vote émis par le minoritaire fautif pour nul et de procéder à une nouvelle assemblée. C'est d'ailleurs cette thèse qu'a retenue la jurisprudence ultérieure ([706]) Toutefois, le minoritaire évincé conserve la possibilité d’assister à l’assemblée générale et d’y émettre des observations ([707]).

La notion de défaillance est elle-même floue : à partir de quel moment faudra-t-il considérer l’associé minoritaire comme défaillant ([708]).

 

En second lieu se pose la question de la fixation préalable du sens du vote du mandataire. A première vue, le mandat impératif semble exclu, le vote devant être émis seulement « dans un sens conforme à l’intérêt social et ne portant pas atteinte à l’intérêt légitime des minoritaires » ([709]). On peut s’interroger sur la nature exacte de cet intérêt légitime. Par exemple, en matière d’augmentation de capital, l’intérêt légitime des minoritaires pourra résider dans le souci d’éviter une dilution de leur participation ([710]). Mais, dans ces conditions, si la mesure projetée attentait aux droits des minoritaires, leur opposition n’aurait pas été abusive.

Autrement dit, force est de constater que le mandataire ad-hoc n’aura guère d’autre choix que de voter en faveur de l’adoption de la résolution. En effet, soit on considère que la décision projetée portait atteinte à l’intérêt des minoritaires et la nomination du mandataire n’avait pas lieu d’être, le refus de ces derniers n’étant pas abusif ; soit on estime, à l’inverse, que la résolution ne leur nuisait pas et l’obstruction était fautive, l’abus guidant le vote du mandataire. Dans ces conditions, le juge n’aurait-il pas pu éviter cette ellipse, destinée uniquement à sauver les apparences, et considérer que la décision constatant l’abus valait adoption de la délibération ([711]) ?

En définitive, comme le fait observer un auteur, l’arrêt Flandin pose plus de questions qu’il n’en résout ([712]).

 

Néanmoins, la voie du jugement valant adoption de la délibération n’est pas complètement délaissée par la jurisprudence. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a-t-elle décidé, peu après l’arrêt Flandin, que « s’il n’appartient au juge de se substituer aux organes sociaux pour décider des options fondamentales d’une société, il lui incombe, après avoir caractérisé un abus, de prendre la mesure propre à y remédier en conformité avec l’intérêt social qui doit prévaloir sur les intérêts contradictoires des groupes d’actionnaires ; en présence d’un groupe d’actionnaires minoritaires déterminé à s’opposer à une augmentation de capital vitale pour la société et à courir le risque de lui faire perdre l’agrément en tant qu’agence d’intermédiaire bancaire et de provoquer une liquidation, les premiers juges ont, à bon droit, pris la seule décision qui permettait de sortir de la situation de blocage, en validant eux-mêmes l’augmentation de capital » ([713]).

Cependant, la portée de cette décision ne doit pas être exagérée ([714]). En effet, sa solution était avant tout dictée par les circonstances particulières de l'espèce ([715]). En l'occurrence, une société qui exerçait la profession d’agent interbancaire se voyait imposer par la Banque de France de réaliser une augmentation de capital pour reconstituer ses fonds propres, sous peine de dissolution. Le recours au mandataire était donc inutile puisque, guidé par l’intérêt social, il aurait nécessairement voté en faveur de l’augmentation de capital. En outre, la gravité de la menace qui pesait sur la société commandait une mesure rapide, qui ne pouvait être qu’un arrêt valant vote ([716]).

D’ailleurs, la Cour de Paris s’est depuis ralliée à la position de la Cour de cassation ([717]).

Enfin, la Cour de renvoi, dans l’affaire Flandin, a considéré que le jugement de première instance valait adoption de la délibération ([718]) Cet arrêt ne marque cependant pas, à proprement parler, une volonté des juges du fond de résister à la Chambre commerciale ([719]). En effet, en l’espèce, le recours au mandataire ad-hoc était inutile puisque le minoritaire récalcitrant avait, depuis la décision de la Cour de cassation, finalement consenti à l’augmentation de capital ([720]).

 

Si de nombreux commentateurs avaient accueilli l'arrêt Vitama ([721]) comme admettant la décision valant acte, les hauts magistrats s'était bornés à constater que, en plus des dommages et intérêts, "[d'autres solutions permettaient] la prise en compte de l'intérêt social". Le jugement valant acte, direct ou indirect, par l'intermédiaire de la nomination d'un mandataire ad hoc, n'est donc pas le seul remède concevable à l'abus de minorité.

 

B. Les autres sanctions

 

Bien qu'elles demeurent difficilement concevables ([722]), deux autres sanctions peuvent être envisagées ([723]) : l'exclusion de l'associé fautif (a) et la dissolution de la société (b).


a- L’exclusion de l’associé récalcitrant

 

Au lendemain de l’arrêt Vitama, certains auteurs ont proposé de sanctionner le minoritaire fautif en l’excluant de la société ([724]). Ils tiraient argument d’une réponse ministérielle du 25 juillet 1985 ([725]), qui proposait le rachat forcé des parts de l’associé hostile à une prorogation de la société. Cette proposition se faisait l'écho d'une controverse qui a longtemps agité tant la doctrine que la jurisprudence.

Le débat est classique ([726]) : en l’absence de disposition légale expresse ([727]), une juridiction peut-elle exclure contre son gré l’associé qui demande la dissolution de la société afin d’assurer la survie de la société ?

Dans cette hypothèse, le choc est frontal entre une conception contractuelle de la société, qui fait prévaloir le droit intangible de l’associé à être membre du groupement, et une analyse institutionnelle, qui accorde la primauté à la pérennité de la personne morale ([728]). Les juridictions du fond étaient divisées.

Certaines étaient favorables à l’exclusion judiciaire, s’appuyant sur la nature institutionnelle du groupement. Ainsi, pour la Cour de Reims, « cette mesure d’exclusion ayant pour but de modifier la composition de la société tout en assurant sa pérennité est cependant conforme à la notion institutionnelle de la société qui veut qu’une société ne soit pas qu’un contrat abandonné en tant que tel à la volonté de ceux qui lui ont donné naissance, mais plutôt une institution, c’est à dire un corps social dépassant les volontés individuelles ; dans cette hypothèse, il faut prendre en considération l’intérêt social et admettre que les associés n’ont pas un droit intangible à faire partie de la société » ([729]). On ne pouvait plus nettement opter en faveur d’une conception institutionnelle. Selon cette juridiction, l’intérêt de la société s’oppose à ce que sa survie soit laissée à la discrétion d’un associé et commande à l’inverse la pérennité du groupement, eu égard aux emplois y attachés.

A l’inverse, la plupart des juridictions du fond était hostiles à cette décision d’exclusion, faisant tantôt valoir le droit de propriété de l’actionnaire sur son titre ([730]), ce qui est par trop contestable ([731]), tantôt l’absence de texte autorisant cette mesure ([732]), tantôt le droit intangible de l’associé à faire partie de la société ([733]).

C’est en faveur de cette thèse qu’a pris parti la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 12 mars 1996 ([734]). En l’espèce, les associés d’une société en nom collectif, dont les statuts prévoyaient l’unanimité pour la plupart des décisions, avaient cessé de s’entendre. Leur mésentente avait provoqué la paralysie des organes sociaux, de sorte que la dissolution était inéluctable. Néanmoins, le demandeur se vit proposer le rachat de ses parts par ses coassociés mais rejeta leur proposition. La Cour d’appel refusa de prononcer son exclusion et sa décision reçoit l’aval de la Cour de cassation, au motif que « aucune disposition légale ne donne pouvoir à la juridiction saisie d’obliger l’associé qui demande la dissolution de la société, par application de l’article 1844-7, 5°, du Code civil à céder ses parts à cette dernière et aux autres associés qui offrent de les racheter ». Si la solution ne faisait aucun doute, on peut néanmoins regretter son fondement. Il eût été préférable que la Haute juridiction visât la nature contractuelle de la société, plutôt qu’un timide argument d’absence de texte, dont on sait qu’il ne constitue pas un obstacle infranchissable ([735]). Au delà, la Cour entend affirmer le droit intangible de l’associé à faire partie de la société, et partant, à consacrer la nature essentiellement contractuelle du groupement.

Par conséquent, sans texte, le juge, même s’il constate l’abus de minorité, ne semble pas pouvoir exclure l’associé rétif ([736]). Si l'autorité judiciaire ne peut exclure l’associé demandeur, pour assurer la pérennité de la société, elle ne peut a fortiori prononcer cette sanction à l’encontre de celui qui aurait commis un abus de minorité, dont l’attitude ne menace pas directement la survie de la société ([737]).

Il n’en serait pas de même si les statuts ([738]) avaient expressément prévu une clause d’exclusion ([739]). La validité de celle-ci a été vivement débattue. Des dispositions légales en affirment expressément le principe. Ainsi, les statuts d’une société civile ([740]), d’une société en nom collectif ([741]), d’une société en commandite simple ([742]), d’une société à capital variable ([743]), ou d’une société par actions simplifiée ([744]) pourraient valablement contenir de telles stipulations. Dans les autres formes sociales, la validité des dispositions statutaires de la clause d’exclusion résulte de la liberté contractuelle. Puisque la société est un contrat, les associés peuvent librement insérer dans les statuts une disposition par laquelle ils renonceraient par avance à leur droit de faire partie de la société. On considère dans cette hypothèse que chacun, en signant les statuts, a consenti à son exclusion ([745]). En d’autres termes, la validité de la clause découle du fondement contractuel de la société.

On pourrait faire valoir que la liberté des conventions ne joue pleinement que lorsqu’elle ne conduit pas à porter atteinte à une règle d’ordre public. Or, dans le cas envisagé, la clause d’exclusion serait un obstacle à l’exercice du droit de tout associé de demander la dissolution, que la jurisprudence considère comme étant d’ordre public ([746]). Dans ces conditions, la stipulation statutaire serait nulle, par application de l’article 6 du Code civil ([747]).

Cet argument n’est pas dirimant. Comme on l’a fort justement fait remarquer, ces critiques visent davantage l’exclusion judiciaire que l’exclusion conventionnelle ([748]). De plus, la clause n’est pas attentatoire au droit de chaque associé de demander la dissolution, puisque précisément sa mise en œuvre en fait disparaître les causes ([749]). Par ailleurs, eu égard au principe selon lequel tout ce qui n’est pas interdit est permis, on ne saurait faire de la reconnaissance légale de la validité des clauses d’exclusion dans certaines sociétés un argument en faveur de leur nullité dans les autres formes sociales ([750]).

En définitive, la nature essentiellement contractuelle de la société conduit à valider les clauses statutaires d’exclusion. C’est d’ailleurs le raisonnement suivi par la Cour d’appel de Rouen, dans un arrêt rendu le 8 février 1974 ([751]). En l’occurrence, cette juridiction valide une clause de rachat, en se fondant sur la nature contractuelle de la société : « selon l’article 1832 du Code civil, la société est un contrat ; en conséquence, les parties peuvent librement y insérer toutes les dispositions qu’elles jugent nécessaires à la société qu’elles créent sous la seule réserve de ne violer aucune règle d’ordre public ; la clause litigieuse […] ne contredit aucune règle de cette sorte ». Cette position a été reprise par plusieurs autres juridictions du fond ([752]), et a reçu l’aval implicite de la Cour de cassation ([753]).

D’ailleurs, il ne semble pas que l’arrêt du 12 mars 1996 ait entendu remettre en cause la validité des clauses statutaires d’exclusion ([754]). En effet, en l’occurrence, la Haute juridiction a entendu se prononcer sur le problème particulier de l’élimination d’un associé en réponse à une dissolution et non sur l’exclusion en général. Dans cette optique, seraient seulement frappées de nullité les clauses ayant pour objectif d’empêcher la dissolution, laissant subsister les autres types de clauses ([755]).

Mais encore faudrait-il que l’hypothèse d’un abus de minorité soit expressément prévue par la clause d’exclusion. En effet, l’exclu doit pouvoir se défendre ([756]), ce qui suppose nécessairement que le fait générateur de l’exclusion soit précisément déterminé ([757]).

La clause prévoyant l’exclusion en cas d’ « inexécution de l’obligation [de l’associé] de s’abstenir de tous actes et opérations susceptibles de nuire à la société » ([758]) pourrait englober l’hypothèse d’un abus de minorité ([759]). Néanmoins, l’associé rétif ne pourrait être exclu sans l’octroi d’une indemnisation.

 

Si l'exclusion de l'auteur d'un abus de minorité demeure concevable, quoique difficile à mettre en œuvre, la dissolution du groupement est plus difficilement envisageable.

 

                                   b- La dissolution pour mésintelligence ([760])

 

L’abus de minorité est, on l’a vu, un manquement à l’affectio societatis, à la bonne foi qui doit présider aux relations sociales. Or, l’article 1844-7, 5° prévoit que « la société prend fin par la dissolution anticipée prononcée par le tribunal à la demande d’un associé pour justes motifs en cas de [...] mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société ». Autrement dit, la disparition de l’affectio societatis n’est une cause de dissolution que dans le cas où elle paralyse la vie sociétaire. A l’inverse, les juges refusent de prononcer cette sanction si, en dépit du conflit, les affaires sociales ne sont pas compromises  ([761]).

L’abus de minorité peut conduire à une paralysie de la société, notamment lorsque le comportement répréhensible de l’associé aboutit au blocage d’une opération nécessaire à sa survie, par exemple d’une augmentation de capital dans le cadre d’un plan de continuation ([762]).

Il ne semble pas que la dissolution de la société ait été prononcée à la suite d’un abus de minorité.

 

Traditionnellement envisagée comme la trace de la nature institutionnelle de la société, l'abus du droit de vote, quel que soit son auteur, majoritaire ou minoritaire, est en réalité l'application au droit des sociétés de ce devoir général de bonne foi si prégnant en droit privé contemporain. Ceci conduit à penser, avec un auteur, que "les conceptions institutionnelle et contractuelle de la société ne sont sans doute pas si éloignées qu’on le dit parfois et peuvent même parfois converger vers une même solution" ([763]). Il est cependant regrettable que la Cour de cassation se refuse à tirer les conséquences de ce fondement commun et continue à sanctionner différemment l'abus de majorité et de minorité.


CONCLUSION DU TITRE I

 

 

Puisque la société est un contrat visant à organiser la collaboration durable des associés-contractants, le droit de vote ne peut que présenter une nature contractuelle. Celle-ci est double.

En premier lieu, elle découle du caractère particulier du contrat de société. Puisqu'il s'agit d'un contrat de coopération, le droit de vote est l'instrument qui va permettre la collaboration la plus efficiente entre les parties. De même, la seule conclusion du contrat permet d'octroyer un droit de suffrage, qui est la traduction juridique de l'intuitus personae à la base de la conclusion de la convention ou, plus fréquemment, l'accessoire de la créance que constitue le titre.

En second lieu, la nature contractuelle de la société fait peser sur l'associé, à l'instar de tout contractant, une obligation de bonne foi. Celle-ci le contraint à privilégier son intérêt à l'intérieur de la société sur son intérêt externe. Tout vote contredisant cet intérêt d'associé est susceptible d'être annulé ou à l'inverse d'être émis contre la volonté de l'associé, même si l'on ne peut que regretter l'attitude timorée de la Cour de cassation.

 

En tant que droit contractuel, le droit de vote peut être aménagé par les associés, dans sa jouissance ou dans son exercice, dans le cadre statutaire, ou plus fréquemment extra-statutaire. De droit contractuel, le droit de suffrage va devenir un objet de contrats.


TITRE II : LE DROIT DE VOTE, UN OBJET DE CONTRATS

 

 

 

De prime abord, l'opposition est patente entre la nature contractuelle du droit de vote et la possibilité d'en faire un objet de contrats. Puisque le droit de suffrage permet à l'associé de garantir l'exécution de sa créance sur le groupement, lui seul devrait pouvoir l'exercer, et dans le sens où il l'entend. Par conséquent, tous les contrats portant sur cette prérogative devraient être illicites.

En réalité, la réponse est bien plus nuancée. Les conventions relatives au droit de vote sont licites, à condition de respecter précisément la nature individuelle de ce droit. Certains auteurs dénomment ces accords portant sur le suffrage conventions de vote ([764]). Une autre fraction de la doctrine plaide en faveur d'une acception étroite de cette dernière notion et préfère y voir les seuls accords relatifs à l'exercice du droit de suffrage ([765]). C'est à cette thèse que nous nous rallierons.

 

Les études doctrinales portant sur le droit de vote font apparaître deux grandes catégories de questions : d'une part, des interrogations sur le régime juridique de sa jouissance ; d'autre part, des problèmes relatifs à son exercice. Par conséquent, il convient de distinguer les conventions portant sur la jouissance (Chapitre I) de celles portant sur l'exercice du droit de suffrage (Chapitre II).


CHAPITRE I : LES CONVENTIONS SUR LA JOUISSANCE DU DROIT DE VOTE

 

 

 

La jouissance d'un droit est traditionnellement envisagée comme l'aptitude à en devenir titulaire ([766]). S'interroger sur la jouissance du droit de vote revient donc à s'interroger sur son attribution. Celui-ci est réservé à l'associé. Dans quelle mesure la convention des parties peut-elle déroger à ce principe ? Le droit positif envisage avec circonspection ces aménagements contractuels, classiquement dénommés "transfert du droit de vote" (Section 1)

Mais, dans la mesure où il se présente comme un accessoire de la créance, les règles régissant la jouissance du droit de vote concernent aussi son étendue. Quelle est la marge de liberté laissée aux associés dans l'aménagement du nombre de voix ? Notre droit est également réticent envers ce type d'accords, possibles qu'en cas de permission législative expresse (Section 2).

 

Section 1 : Le transfert du droit de vote

 

Le transfert se définit comme l'opération juridique de transmission d'un droit, d'une obligation ou d'une fonction ([767]). Le transfert du droit de vote peut donc être envisagé comme la technique permettant d'attribuer cette prérogative à une autre personne que l'associé, titulaire naturel. Si le droit est traditionnellement méfiant envers les mécanismes de transfert issus du droit des sociétés, qu'il accueille avec réticence (§2), il est plus libéral envers les montages utilisant des institutions de droit commun (§1).

 

§1- Les techniques de transfert issues du droit commun

 

Le droit des sociétés, et plus généralement le droit commercial, repose sur deux piliers du droit commun : le droit des biens et le droit des obligations. Il n'est donc pas surprenant que ces deux matières reines du droit civil soient fréquemment utilisées par les professionnels du droit afin de réaliser des montages. En d'autres termes, les praticiens auront fréquemment recours aux institutions de droit des biens (I) et de droit des obligations, spécialement de droit des contrats (II), pour transférer le droit de vote.

 

I. Les techniques de transfert issues du droit des biens

 

Elles sont au nombre de deux : il s'agit d'une part de l'usufruit (A) et d'autre part de la copropriété des droits sociaux (B).

 

A. L’usufruit des droits sociaux

 

Le Code civil, dans son article 578, définit l’usufruit comme « le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à charge d’en conserver la substance ». Autrement dit, il s’agit du démembrement des prérogatives sur un bien corporel ou incorporel, entre deux droits concurrents, celui de l’usufruitier, qui se voit octroyer l’usus et le fructus de la chose, et celui du nu-propriétaire, qui en conserve l’abusus ([768]). En matière de droits sociaux, la difficulté naît de la qualification des parts et actions en créances non susceptibles de propriété. Mais, en réalité, l’usufruit peut valablement porter sur des créances ([769]) car il ne suppose pas forcément la propriété mais simplement l’existence d’un droit. Autrement dit, l’usufruit sera considéré non comme un démembrement de la propriété mais plus largement comme un démembrement de droits ([770]).

Cette controverse n’est qu’un aspect de la difficulté à transposer les règles du Code civil à l’usufruit des droit sociaux, qui n’est envisagé que de manière ponctuelle par le législateur.

Conformément au droit commun, l’usufruit des droits sociaux peut avoir une source légale ([771]) ou contractuelle. C’est cette dernière modalité qui est utilisée pour organiser le transfert du droit de vote ([772]). L’usufruit conventionnel peut lui même revêtir plusieurs formes. Il pourra s’agir d’une donation avec réserve d’usufruit ou de quasi-usufruit ([773]). Par cette technique contractuelle, souvent utilisée pour faciliter la transmission de l’entreprise familiale ([774]), un associé, fondateur de la société, transmet à ses héritiers la nue propriété des titres et s’en réserve l’usufruit. De la même manière, est envisageable la constitution d’un usufruit au profit des salariés de la société, l’usufruitier se réservant la maîtrise du droit de vote en assemblée générale ([775]).

L’usufruit conventionnel pourra également résider dans la cession de l’usufruit d’un ou plusieurs titres. Cette cession a d’ailleurs été validée par la jurisprudence, au regard de la prohibition de la cession du droit de vote ([776]).

Le transfert en cas d’usufruit est assuré grâce à la répartition légale du droit de vote (a) et aux dérogations conventionnelles (b).

 

a- les solutions légales

 

La répartition légale du droit de vote entre l’usufruitier et le nu propriétaire est différente selon que la société est (1) ou n’est pas (2) une société par actions.

 

1. La répartition du droit de vote dans les sociétés par actions

 

Avant 1966, la loi était muette sur la question de savoir qui, du nu propriétaire ou de l’usufruitier, était titulaire du droit de vote attaché aux actions démembrées ([777]). Tirant argument de ce silence, la jurisprudence validait les clauses statutaires qui reconnaissaient cette prérogative à l’une ou l’autre des parties ([778]).

Dans le silence du pacte social, doctrine et tribunaux étaient divisés. Certains auteurs proposaient d’établir une distinction entre les assemblées générales ordinaires et les assemblées générales extraordinaires. Dans les premières, l’usufruitier seul prenait part aux délibérations, alors que le nu propriétaire votait dans les secondes ([779]). Ignorant ce critère de distinction organique, certains arrêts ([780]), reprenant des propositions de la doctrine ([781]) avait transposé en la matière la distinction civiliste entre les actes d’administration et les actes de disposition ([782]). En effet, en droit des biens, l’usufruitier ne peut accomplir sur la chose que des actes d’administration, c’est à dire ceux de gestion courante, alors que les actes de disposition, susceptibles de modifier la substance du bien, sont réservés au nu propriétaire ([783]). Cette division des prérogatives n’est en définitive que le reflet du démembrement de propriété, même si elle encourt la critique en matière d’usufruit des droits sociaux.

 

La loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, en disposant, dans son article 163, alinéa 1er (actuellement art. 225-10 C. Com.), que « le droit de vote attaché à l’action ([784]) appartient à l’usufruitier dans les assemblées générales ordinaires et au nu propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires » a tranché le débat ([785]). Elle opte pour un critère organique de répartition du droit de vote, suivant la nature de l’assemblée.

Cette disposition s’applique de plein droit aux sociétés anonymes et aux sociétés en commandite par actions, par renvoi de l’article 226-1, alinéa 2 (ancien art. L. 251). En revanche, elle ne trouve pas application dans les sociétés par actions simplifiées, puisque l’article 227-1 (ancien art. L. 262-1) l’exclut ([786]) : les statuts sont libres d’organiser la répartition, sauf à respecter les principes fondamentaux du droit des sociétés.

Malgré ses indéniables avantages pratiques, le partage institué par l’article 225-10 n’est pas à l’abri de la critique. En effet, la distinction selon la nature de l’assemblée est par trop artificielle ([787]) et peut en outre conduire à méconnaître le droit de l’usufruit ([788]). Deux difficultés peuvent se rencontrer.

En premier lieu, la répartition en fonction d’un critère organique peut conduire l’usufruitier à porter atteinte à la substance de la chose, nécessairement entendue en la matière comme la valeur des actions ([789]). En effet, il suffit d’imaginer une augmentation de capital par incorporation de réserves, de la compétence de l’assemblée générale ordinaire, qui nuirait aux intérêts de l’usufruitier, mais qui conduirait à augmenter la valeur nominale des actions. Le premier émettrait vraisemblablement un vote défavorable, ce qui serait légitime, mais la substance du bien pourrait en être altérée.

En second lieu, il est concevable que le nu propriétaire puisse à l’occasion de sa participation à une assemblée générale extraordinaire attenter aux droits de l’usufruitier. Par exemple, il votera vraisemblablement en faveur d’une modification statutaire destinée à augmenter la capacité d’autofinancement de la société ([790]). Les intérêts en présence sont opposés : alors que ceux du nu propriétaire résident dans la mise en réserve, ceux de l’usufruitier se trouvent dans la distribution de dividendes. Toutefois, celui-ci est protégé par l’article 599, alinéa 1er, du Code civil ([791]). Ce texte prévoit en effet que « le propriétaire ne peut, par son fait, ni de quelque manière que ce soit, nuire aux droits de l’usufruitier ». A notre connaissance, il n’a donné lieu qu’à une seule décision jurisprudentielle en matière de société ([792]).

En l’espèce, le fondateur d’une société fondée dans les années trente avait donné la nu propriété des actions à ses enfants, en s’en réservant l’usufruit. Quelques temps après, le terme statutaire approchant, la question de la prorogation se posa. Malgré les sollicitations et les menaces de leur auteurs, les nus propriétaires émirent un vote hostile, qui aboutit en conséquence à la dissolution de la société. Dès lors, le donateur demanda la révocation de donation pour cause d’ingratitude. Les bénéficiaires de la libéralité firent pour leur part valoir que les pressions de leur père constituaient une atteinte à leur liberté de vote, pénalement sanctionnée par l’article L. 440, 3° (actuellement art. 242-9 C. Com.). La Cour d’appel de Chambéry ne se prononce pas sur cet argument, étranger selon elle à l’action en révocation, mais accueille favorablement la demande de l’usufruitier, faisant valoir que, par leur attitude, les nus propriétaires avaient précipité la fin de l’usufruit et, partant, porté atteinte aux droits de l’usufruitier. Peu sensible à cette argumentation, la Cour de cassation a exercé sa censure, en ces termes : « l’usufruit de M. Siro Ceccon portait sur des parts, puis sur des actions d’une société qui devait prendre fin le 31 décembre 1985, d’où il suivait qu’à partir de cette date, l’usufruit ne pourrait s’exercer que sur des modes différents ; en refusant de voter la prorogation de la société, les enfants de M. Siro Ceccon n’ont porté aucune atteinte aux droits de ce dernier ; d’où il suit qu’en statuant comme elle l’a fait, la Cour d’appel a violé par fausse application [l’article 599, alinéa 1er». Pour la Première Chambre civile, l’article 599, alinéa 1er, était étranger au litige. L’usufruitier n’était lésé que par l’arrivée du terme statutairement fixé, auquel il avait lui-même consenti et non par le comportement des nus propriétaires, lesquels s’étaient bornés à exercer leur liberté de vote. Certes, si l’assemblée litigieuse avait porté sur la dissolution anticipée de la société alors l’article 599, alinéa 1er, aurait pu recevoir application. Comme on l’a fort justement souligné, ce texte met seulement à la charge du nu propriétaire une obligation de ne pas faire, il ne lui impose aucunement un devoir positif ([793]).

On le voit, cette disposition est d’application restrictive. Il y a lieu de s’en féliciter. Même s’il est nécessaire de protéger l’usufruitier contre l’arbitraire du nu propriétaire, une interprétation extensive conduirait à remettre en cause de nombreux usufruits conventionnels et finalement nuirait à la sécurité juridique. Cela ne signifie pas que le nu propriétaire jouisse d’une entière liberté : il doit veiller à assurer à l’usufruitier la bonne jouissance de l’usufruit. La position de la Commission des Opérations de Bourse est significative à cet égard. Ainsi, en matière de SICAV, elle a pu estimé que lorsqu’il refusait de se retirer d’un fonds commun de placement ayant opté pour la capitalisation des revenus, le comportement du nu propriétaire était contraire à l’article 599, alinéa 1er. En conséquence, il engageait sa responsabilité ([794]).  

En outre, la répartition opérée par l’article 225-10 est arbitraire. Pour contourner ce grief, certains auteurs ont estimé que ce texte reflétait en fait la division des actes d’administration et de disposition ([795]). Puisque c’est à l’occasion des assemblées générales ordinaires que sont adoptées les décisions les moins lourdes de conséquences, l’usufruitier doit y participer seul, alors que les délibérations d’assemblées générales extraordinaires emportent des incidences importantes, dépassant ainsi les limites des actes d’administration. Cette analyse prête le flanc à la critique, en ce qu’elle méconnaît la personnalité morale de la société ([796]). En effet, lorsqu’il vote, l’associé concourt à la formation de la volonté sociale. Dans ces conditions, la gravité de la décision à prendre doit être mesurée au regard de la société et d’elle seule. En d’autres termes, l’émission du suffrage sera toujours, du point de vue de l’associé, un acte d’administration. Dès lors, loin de refléter la division entre actes de disposition et d'administration, la distinction opérée par le code de commerce n'est que le fruit du hasard et est donc arbitraire.

 

Quoi qu’il en soit, il ressort de l’article 225-10 que l’usufruitier et le nu propriétaire agiront chacun dans leur propre sphère de compétence. Autrement dit, la société ne connaîtra qu’un seul titulaire du droit de vote. Ainsi, par exemple, puisque seul l’usufruitier participe aux assemblées générales ordinaires, lui seul y aura accès, lui seul bénéficiera du formalisme informatif préalable. Les résolutions adoptées grâce à son concours sont opposables ipso facto au nu propriétaire, sans que celui-ci n’ait à donner son consentement ([797]).

 

Depuis la loi n° 88-15 du 5 janvier 1988 ([798]), l’article 225-10, alinéa 1er, n’est plus d’ordre public. Antérieurement, la controverse était vive sur le point de savoir si le texte était ou non impératif. Certains auteurs penchaient en faveur du caractère supplétif, au motif que le texte ne concernaient que des intérêts privés. Par conséquent, les statuts, faute d'interdiction expresse, pouvait prévoir une répartition différente ([799]). A l'inverse, un autre courant doctrinal militait en faveur de la solution opposée, faute de la mention « sauf clause contraire des statuts » ([800]). La jurisprudence était, semble-t-il, muette. En revanche, une réponse ministérielle ([801]) avait nettement pris parti en faveur de cette thèse. Mais, cette position se voit contredite par le législateur de 1988, qui a autorisé les statuts à déroger à la répartition légale du droit de vote en cas d'usufruit d'actions. Sur ce point, il a repris une solution qui est en vigueur dans les autres formes sociales depuis 1978.

 

2. La répartition du droit de vote dans les autres formes sociales

 

Comme en matière de sociétés par actions, la loi a longtemps été muette sur le problème de la répartition des prérogatives de gouvernement en cas d’usufruit de parts sociales. La jurisprudence en avait déduit la validité des clauses statutaires attribuant la totalité du droit de vote à l’usufruitier ou au nu propriétaire ([802]). Le problème ne se posait dans toute son ampleur que lorsque le pacte social était demeuré silencieux.

Les tribunaux adoptaient des solutions contrastées. Certaines décisions avaient étendu le régime prévu pour les sociétés par actions, quand bien même les statuts auraient prévu un partage différent ([803]) ; d’autres avaient transposé la distinction civiliste entre les actes d’administration et ceux de disposition, seuls les premiers étant de la compétence de l’usufruitier ([804]).

Reprenant à son compte des propositions doctrinales ([805]), la loi n° 78-4 du 4 janvier 1978 ([806]), en modifiant l’article 1844 du Code civil, a tranché la controverse. En effet, il résulte de ce texte que « si une part est grevée d’un usufruit, le droit de vote appartient au nu propriétaire, sauf pour les décisions concernant l’affectation des bénéfices où il est réservé à l’usufruitier ». Cette disposition pose donc le principe de l’attribution du droit de vote au nu propriétaire, la participation de l’usufruitier aux délibérations relatives à la distribution des bénéfices apparaissant comme une exception ([807]). La répartition des prérogatives politiques se fait donc selon un critère matériel, en fonction de l’objet de la décision. Elle a d’ailleurs une vocation générale, l’article 225-10 ne concernant que les seules sociétés par actions.

En dépit des problèmes pratiques posés ([808]), la solution posée par l’article 1844, alinéa 3, a le mérite d’être calquée sur le droit des biens. L’attribution du droit de vote à l’usufruitier dans les assemblées décidant de la distribution des dividendes n’est en définitive que le reflet de son fructus ([809]). En effet, il résulte de l’article 582 du Code civil que celui-ci a droit aux fruits de la chose. Or, les bénéfices acquièrent cette qualification à partir du moment où l’assemblée générale décide de leur distribution aux associés sous la forme de dividendes ([810]). Dès lors, ne pas octroyer le droit de vote à l’usufruitier dans une telle assemblée contredirait le droit commun, puisque cette solution aboutirait à abandonner la détermination des fruits à l’arbitraire du nu propriétaire.

 

Cependant, à l’instar de l’article 225-10, alinéa 1er, l’article 1844 n’est pas d’ordre public. Des dérogations à la répartition légale sont en effet concevables.

 

b- les dérogations envisageables

 

Avant d’examiner les possibilités offertes aux parties, il y a lieu de s’interroger sur l’instrumentum de la dérogation. Celle-ci doit-elle obligatoirement être statutaire ou peut-elle être renfermée dans un accord extra-statutaire ? Il ne semble pas que la jurisprudence se soit prononcée sur cette question. La doctrine est divisée : pour certains, seuls les statuts peuvent retenir une répartition différente de celle prévue par la loi ([811]) ; pour d’autres, le partage peut être aménagé dans la convention d’usufruit ([812]). C’est d’ailleurs en faveur de cette thèse qu’opte le Comité Juridique de l’Association Nationale des Sociétés par actions ([813]), dont la décision semble pouvoir être étendue à toutes les formes sociales.

Cette solution paraît préférable, pour deux raisons. D’une part, les auteurs hostiles au pacte extérieur aux statuts tiraient argument du caractère impératif de la répartition légale, qui n’est plus désormais que supplétive. D’autre part, la raison tenant à l’effet relatif des contrats peut être aisément écartée. En effet, à peine d’inopposabilité, l’usufruit doit être notifié à la société. Dès lors, cette notification pourrait valablement contenir l’accord des parties organisant le partage du droit de vote.

Cette difficulté résolue, il y a lieu d’examiner quelles sont les dérogations envisageables. La solution à ce problème (2) ne peut être trouvée qu’en recherchant, en amont, qui, du nu propriétaire ou de l’usufruitier, est investi de la qualité d’associé (1).

 

                                                                       1. La détermination de la qualité d’associé

 

La reconnaissance de la qualité d’associé au nu propriétaire ne souffre pas la discussion. La doctrine est d’ailleurs unanime en ce sens ([814]). En effet, il a réalisé un apport, dont le rôle est, on l’a vu, prépondérant dans l’attribution de ce statut. Il jouit également de toutes les prérogatives attachées à la qualité d’associé, tels le droit de vote ([815]) ou, dans les sociétés par actions, le droit préférentiel de souscription ([816]).

D’ailleurs, même si elle est peu abondante, la jurisprudence consacre cette solution ([817]). Une décision est particulièrement significative ([818]). En l’espèce, la Cour de cassation affirme beaucoup plus nettement que dans ses arrêts antérieurs, que le nu propriétaire de droits sociaux est nécessairement associé.

Mais est-ce à dire que l’usufruitier ne pourra jamais se voir attribuer cette qualité ? Une fraction minoritaire de la doctrine en doute ([819]). Sans remettre en cause le statut du nu propriétaire, elle soutient que l’usufruitier est aussi associé. Cependant, force est de constater que les arguments avancés par ce courant n’ont que l’apparence de la pertinence.

 

Tout d’abord, reconnaissant le caractère essentiel de l’apport en société ([820]), ces auteurs font valoir que l’usufruitier est, au même titre que le nu propriétaire, apporteur, que le démembrement soit contemporain ou postérieur à l’apport ([821]). Ainsi, si une personne apporte l’usufruit d’un bien à une société, elle recevra des titres en pleine propriété et, partant, sera considérée comme associée. Ce raisonnement est loin d’emporter la conviction. En effet, il procède d’une confusion entre la situation de l’usufruitier de droits sociaux et celle de cet apporteur en usufruit. Celui-ci est au regard de la société seul associé, l’usufruit ne porte pas sur les parts reçues en rémunération de l’apport. Or, c’est cette situation qui est problématique.

De même, ces auteurs tentent de démontrer que l’usufruitier peut être apporteur si le démembrement est postérieur à l’apport. Ils citent à l’appui de leur position la donation avec réserve d’usufruit ou l’usufruit successoral. Selon eux, comment soutenir raisonnablement que le fondateur d’une société qui a fait don à ses enfants de la nu propriété des droits sociaux n’est pas apporteur ([822]) ? La solution inverse heurte le bon sens le plus élémentaire. L’objection est de taille. Cependant, à la réflexion, l’argument n’emporte pas véritablement l’adhésion. En effet, une fois la donation réalisée, la qualité d’associé est transmise de plein droit au donataire, et avec elle celle d’apporteur. Autrement dit, du fait de ce transfert, l’apport est réputé avoir été effectué par le nu propriétaire. Même si elle repose sur une fiction, cette analyse est conforme au mécanisme de la donation. En outre, à suivre la logique du motif avancé par les tenants de la dualité d’associé, il y aurait lieu de refuser la qualité d’associé au cessionnaire de droits sociaux, seul le cédant ayant réalisé l’apport !

Ensuite, les auteurs qui contestent la reconnaissance du statut d’associé au seul nu propriétaire font valoir que l’usufruitier jouit des prérogatives traditionnellement réservées à l’actionnaire. Ainsi, il est titulaire du droit de vote, attribut essentiel de l’associé ([823]). Dans ces conditions, n’est-il pas paradoxal d’affirmer que la participation aux délibérations sociales est inhérente à la qualité d’associé et de continuer de refuser ce statut à l’usufruitier ([824]) ?. Force est de reconnaître néanmoins que cet argument ne résiste pas à l’analyse. En effet, l’article 1844, alinéa 3 pose très nettement le principe du droit de vote du nu propriétaire. Par conséquent, les prérogatives de gouvernement reconnues à l’usufruitier sont des exceptions au principe de l'attribution du droit de vote à chaque associé, qui doivent en tant que telles être interprétées restrictivement ([825]). D’ailleurs, la jurisprudence a eu l’occasion de consacrer cette solution, puisqu’elle a affirmé que la participation de l’usufruitier aux décisions collectives avait un « caractère exorbitant » ([826]). Dans ces conditions, on ne saurait déduire d'une possibilité ponctuelle de voter reconnue à l'usufruitier, qui présente un caractère exceptionnel, la qualité d'associé de ce dernier.

En outre, cette école doctrinale raisonne par analogie avec l’indivision. Puisque la Cour de cassation ([827]) reconnaît la qualité d’associé à chaque indivisaire, c’est donc que celle-ci peut appartenir conjointement à plusieurs personnes du chef des mêmes titres ([828]). Cet argument n’a que l’apparence de la pertinence. En effet, la solution adoptée par la Haute juridiction est avant tout dictée par l’impossibilité d’attribuer le statut d’associé à l’indivision elle-même, faute de personnalité juridique. Autrement dit, la situation est différente de celle qui prévaut en matière d’usufruit. Dans l’indivision, chacun est porteur indivis des titres : il s’agit d’une sorte de solidarité active.

Enfin, ces auteurs invoquent à l’appui de leur thèse la nécessité de l’agrément de l’usufruitier dans les sociétés de personnes et à responsabilité limitée ([829]). Puisque la participation de celui-ci à la vie sociale est subordonnée à l’accord des associés, c’est qu’il est lui-même un associé, soumis en tant que tel à l’agrément. En fait, une telle analyse méconnaît la finalité de ce mécanisme. En effet, comme on l’a fort justement fait remarquer ([830]), ce processus ne vise pas à faire obstacle à l’entrée d’un nouveau membre dans la société, mais à contrôler toute modification dans la structure du pouvoir. Or précisément, la constitution d’un usufruit aboutit à un transfert du droit de vote, sans qu’il n’y ait cession des droits sociaux.

 

En définitive, aucun des motifs avancés pour faire de l’usufruitier un associé n’est véritablement convaincant ([831]). Bien au contraire, d’autres arguments militent en faveur de la reconnaissance de cette qualité au seul nu propriétaire. Ainsi l’article 1844-5, alinéa 2, du Code civil affirme-t-il que « l’appartenance de l’usufruit de toutes les parts sociales à la même personne est sans conséquence sur l’existence de la société » ([832]). Interprété à la lumière de l’alinéa 1er, ce texte refuse nécessairement le statut d’associé à l’usufruitier. En effet, si la réunion de tous les titres sur la tête d’un même associé peut entraîner, sous certaines conditions, la dissolution de la société et que la détention de l’usufruit de la totalité des parts ou actions par une seule personne est sans incidence, c’est donc que l’usufruitier n’est pas associé.

 

Même si un arrêt demeuré isolé a qualifié l’usufruitier de « coassocié » ([833]), la jurisprudence ne lui a jamais reconnu cette qualité. Certaines décisions de juridictions du fond la lui ont d’ailleurs expressément dénie. Ainsi, un jugement du tribunal de commerce de Roanne ([834]) a-t-il considéré que seul le nu propriétaire pouvait solliciter du juge la nomination d’un expert de gestion, conformément à l’article L. 226 (actuellement 225-31 C. Com.), étant seul investi de la qualité d’associé. La position du tribunal de commerce de Lyon est encore plus nette ([835]). En l’occurrence, la juridiction consulaire répute non écrite une clause statutaire attribuant le droit de vote au seul usufruitier. Cette stipulation avait pour effet de priver l’associé de son droit de participer aux décisions collectives et de conférer cette prérogative à une personne qui n’était pas associée. Comme le font remarquer les juges, « la qualité d’associé ne peut être reconnue qu’au nu propriétaire, seul concerné par les droits et obligations liés aux apports ». On ne pouvait plus clairement refuser ce statut à l’usufruitier.

En outre, l'arrêt du 4 janvier 1994 réserve implicitement la qualité d’associé au seul nu propriétaire ([836]). Même si la question de l’attribution de ce statut à l’usufruitier n’a pas été posée à la Cour de cassation ([837]), deux arguments militent en faveur de cette conclusion. En premier lieu, la formulation employée par la Haute juridiction, à savoir « aucune dérogation n’est prévue concernant le droit des associés, et donc du nu propriétaire de participer aux décisions collectives » laisse peu de place au doute ([838]). En second lieu, le principe d’indivisibilité, posé à l’article 228-5 du code de commerce (ancien art. L. 266) et applicable à toutes les formes sociales, s’oppose à ce que la qualité d’associé soit reconnue en même temps aux deux parties à la convention d’usufruit. En effet, il résulte de cette règle que la société ne connaît pour chaque titre qu’un seul titulaire ; par conséquent, la qualité d’associé ne peut être scindée, pas plus que les attributs attachés aux droits sociaux ([839]). En d'autres termes, si le nu propriétaire est associé, l’usufruitier ne peut pas l’être.

 

Cette attribution de la qualité d’associé au seul nu propriétaire emporte des conséquences importantes, notamment en matière de représentation. Ainsi, n’étant pas actionnaire, l’usufruitier ne pourra pas valablement représenter le nu propriétaire dans les assemblées générales extraordinaires, alors qu’il pourra mandater ce dernier dans les assemblées générales ordinaires ([840]). En revanche, d’après l’article 223-28 du code de commerce (ancien art. L. 58), la représentation est libre dans les assemblées générales de SARL, sous réserve d’être expressément prévue par les statuts. Autrement dit, les deux parties pourront se donner mutuellement mandat de vote, à condition qu’une clause statutaire autorise la représentation aux assemblées générales. Toutefois, ce mandat, même s’il est valable, suppose une bonne entente entre les deux parties pour être exécuté. En cas de conflit d’intérêts ou de mésentente grave, l’usufruitier ne pourrait pas représenter le nu propriétaire ([841]).

En revanche, dans les autres formes sociales, dans lesquelles le mandat n’est possible que s’il est expressément prévu par le pacte social et s’il est donné à un autre associé ([842]), l’usufruitier pourra donner mandat au nu propriétaire, l’inverse n’étant pas possible.

 

L’attribution de la qualité d’associé au seul nu propriétaire est riche de conséquences en matière d’aménagements de la répartition du droit de vote.


2. Les possibilités d’aménagements du droit de vote

 

Les articles 225-10, alinéa 1er, et 1844, alinéa 3, du Code civil, ne sont pas des dispositions impératives. Les statuts, ou, semble-t-il, un pacte extra-statutaire, peuvent y déroger. Mais, tout le problème est de savoir quelle est l’étendue des dérogations autorisées. Par exemple, est-il possible de conférer la totalité du droit de vote à l’une des parties, ou d’organiser un double suffrage ? La réponse doit être nuancée.

Bien que le contraire ait été soutenu ([843]), les statuts ne peuvent attribuer la totalité du droit de suffrage au seul usufruitier. Ainsi en a décidé la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 4 janvier 1994 ([844]). Il s’agissait en l’espèce d’un groupement forestier, fondé par deux époux. Ceux-ci attribuèrent la nu propriété des parts à leurs enfants, en s’en réservant l’usufruit. Une clause des statuts prévoyait que « le nu propriétaire est valablement représenté par l’usufruitier qui est seul convoqué aux assemblées, même extraordinaires, ou modificatives des statuts, et a seul le droit d’y assister et de prendre part au vote, quelle que soit la nature de la décision à prendre ». A la suite d’un litige, les nus propriétaires excipèrent de la nullité de cette stipulation. Cependant, faisant valoir le caractère supplétif de l’article 1844, alinéa 3, la Cour de Caen reste insensible à leur argumentation. Puisque ce texte n’est pas d’ordre public, il était loisible aux statuts de prévoir une répartition du droit de vote différente. Cette analyse est critiquée par le pourvoi : la clause litigieuse méconnaissait la qualité d’associé du nu propriétaire puisqu’elle avait pour effet de le priver du droit de prendre part aux décisions collectives, inhérent à ce statut. Ce raisonnement a séduit la Cour de cassation, puisque elle a exercé sa censure, en ces termes : « si, selon l’article 1844, alinéa 4, du Code civil, il peut être dérogé à l’alinéa 3 du même article qui est relatif au droit de vote, et qu’il était donc possible aux statuts litigieux de prévoir une dérogation sur ce point, aucune dérogation n’est prévue concernant le droit des associés, et donc du nu propriétaire de participer aux décisions collectives tel qu’il est prévu à l’alinéa premier dudit article ».

La Haute juridiction envisage ainsi l’article 1844 globalement : elle interprète l’alinéa 3 de ce texte à la lumière de l’alinéa 1er. Le partage conventionnel du droit de vote ne pourra avoir pour effet de priver le nu propriétaire, associé, de ses prérogatives de gouvernement. Autrement dit, il résulte de cette décision que les dérogations à la répartition légale doivent respecter la qualité d’associé du nu propriétaire, qui lui octroie un droit irréductible de participer aux décisions collectives.

Bien que rendue en matière de groupement forestier, qui est une forme de société civile, cette solution a « vocation à la plus large généralisation » ([845]). Elle concerne également les sociétés commerciales, notamment par actions, l’article 1844, sous le visa duquel la Chambre commerciale a statué étant un texte de droit commun.

Au lendemain de la décision, de nombreux commentateurs ont cru y voir une distinction entre droit de vote et droit de participation aux décisions collectives ([846]). Selon eux, les statuts auraient pu valablement conférer la totalité du premier à l’usufruitier, à condition de ne pas porter atteinte au second. Ce distinguo posait des difficultés pratiques incommensurables, puisqu’il aurait également fallu convoquer le nu propriétaire à toutes les assemblées, auxquelles il prenait part sans voix délibérative. On peut légitimement s’interroger sur l’intérêt de disposer d’une participation stérile ([847]) Cette distinction est cependant conforme à la rédaction même de l’arrêt de Gaste. En effet, en l’espèce, la Cour de cassation donne son aval aux stipulations statutaires qui conféreraient la totalité du droit de vote à l’usufruitier ; elle interdit seulement les privations du droit de participation aux affaires sociales. En effet, on l’a vu, la clause litigieuse ne se contentait pas d’attribuer le droit de suffrage à l’usufruitier pour toutes les délibérations ; elle interdisait également au nu propriétaire d’assister aux assemblées générales. C’est cet excès manifeste que la Haute juridiction a entendu sanctionner et non la dévolution du droit de suffrage au seul usufruitier.

Cette interprétation est désormais condamnée, depuis l’arrêt rendu le 9 février 1999 par la Chambre commerciale ([848]). Bien que totalement étrangère à l’usufruit des parts et actions, cette décision mérite d’être rapprochée de cette matière. En effet, en l’occurrence, la Haute Juridiction a considéré que le droit de participer aux décisions collectives visé par l’article 1844 alinéa 1er s’entendait nécessairement de celui de voter. Confronté à la jurisprudence « de Gaste », cet arrêt interdit aux statuts de priver le nu propriétaire de tout droit de vote, conformément à l’analyse de certains auteurs ([849]). Cette position n’est d’ailleurs pas inédite puisque le Tribunal de commerce de Lyon ([850]) avait déjà réputé non écrite une clause statutaire qui donnait à l’usufruitier le droit de suffrage, quelle que soit la nature de la décision à prendre.

Ce rigorisme, s’il est incontestable au regard des principes de droit des sociétés, est néanmoins profondément regrettable. En effet, la position de la Haute juridiction empêche de conférer le droit de vote dans toutes les assemblées à l’usufruitier, alors que celui-ci manifeste souvent un plus grand intérêt pour les affaires sociales que le nu propriétaire ([851]) ou qu’il est fréquemment fondateur de la société. La jurisprudence ultérieure ne s'est, semble-t-il, pas prononcée sur la question, même si la Cour de Paris a estimé qu'une clause conférant le droit de vote à l'usufruitier dans toutes les assemblées générales d'une société anonyme ne constituait pas un trouble manifestement illicite, justifiant l'intervention du juge des référés ([852]).

 

La jurisprudence Château d'Yquem autorise-t-elle les statuts à priver l’usufruitier de toute prérogative politique au profit du seul nu propriétaire ? Une réponse affirmative ferait bon marché des règles régissant le droit des biens. En effet, il résulte de l’article 582 du Code civil que la détermination des fruits de la chose ne peut relever de la discrétion du nu propriétaire ([853]), sous peine pour ce dernier de porter atteinte aux droits de l’usufruitier. Dès lors, le vote du nu propriétaire dans une assemblée générale relative au partage des bénéfices peut conduire à la réalisation de ce risque. On pourrait dès lors songer à une clause faisant obligation au nu propriétaire d’émettre un suffrage conforme aux intérêts de l’usufruitier, donc favorable à la distribution ([854]). Mais n’est-ce pas porter une atteinte trop grave à sa liberté de vote, corollaire de son droit de participer aux affaires sociales ? Une telle stipulation pourrait constituer une convention de vote prohibée et donc être source d’insécurité. Autrement dit, elle aboutit à substituer un risque à un autre. Faute de jurisprudence sur ce point ([855]), il y a lieu d’en conclure à l’impossibilité pour les statuts de conférer au nu propriétaire la totalité du droit de vote dans toutes les assemblées. Il convient de réserver le droit irréductible de l’usufruitier prendre part à la délibération relative à la distribution des bénéfices.

En définitive, il semble que, quelle que soit la forme sociale, l’article 225-10 constitue un plafond aux dérogations statutaires et l’article 1844, alinéa 3, un plancher. En d’autres termes, les statuts ne pourraient pas instaurer un partage plus favorable au nu propriétaire que celui prévu par le Code civil sous peine de porter atteinte au droit des biens. Ainsi, dans une société par actions, le pacte social pourra prévoir que le droit de vote sera exercé en toutes circonstances par le nu propriétaire, sauf lors de l’assemblée générale décidant de la mise en distribution des bénéfices. De même, aucune stipulation ne pourrait répartir le droit de vote dans un sens plus favorable à l’usufruitier que celui contenu dans le code de commerce, sans priver l’associé de sa prérogative fondamentale. Ainsi, dans une société autre que par actions, les statuts pourront valablement réserver le droit de suffrage au nu propriétaire pour toutes les modifications statutaires, et l’attribuer à l’usufruitier pour les autres décisions.

Mais la répartition conventionnelle des prérogatives politiques pourra-t-elle être alternative ? Autrement dit, les deux parties pourront-elles valablement prendre part au vote si les statuts l’ont prévu ? La Cour de cassation a semblé répondre par l’affirmative ([856]). En l’espèce, des parents et leurs enfants avaient fondé une société civile. Les parents firent une donation à leurs héritiers de la nue propriété, avec réserve d’usufruit. La société continua à fonctionner de nombreuses années, avec la participation de tous, usufruitiers et nus propriétaires, aux assemblées générales. Mais un des usufruitiers demanda la nullité d’une délibération sociale, arguant du fait que les deux parties avaient simultanément pris part au vote dans les mêmes délibérations. Sa prétention ayant été rejetée par la Cour d’Aix en Provence, le pourvoi faisait valoir que le double droit de vote n’est pas permis par l’article 1844, alinéa 3, du Code civil. Par suite, la résolution critiquée encourait l’annulation sur le fondement de l’article 1844-10. Toutefois, ce raisonnement n’a pas convaincu la Haute juridiction puisque les juges du fond y reçoivent pleine approbation, en ces termes : « Ayant justement retenu que, l’article 1844 du Code civil permettant dans son quatrième alinéa, d’élargir le droit de vote dans les assemblées générales au profit des usufruitiers, les dispositions du troisième alinéa de cet article n’avaient pas un caractère impératif, la Cour d’appel, qui a relevé que les époux Buding avaient toujours voté dans les assemblées, bien qu’ils étaient seulement usufruitiers, n’avait pas à répondre à des conclusions que sa décision rendait inopérantes ». En d’autres termes, puisque l’article 1844, alinéa 3, n’est pas un texte impératif, les résolutions qui auraient été adoptées au mépris de ce texte ne peuvent encourir la nullité.

Cette solution n’est pas à l’abri de la critique, en ce qu’elle méconnaît le principe d’indivisibilité des droits sociaux et surtout le démembrement de propriété qui résulte de la constitution de l’usufruit ([857]). En effet, celui-ci implique nécessairement une division des prérogatives entre les deux parties. D’ailleurs, il convient de remarquer que le double droit de vote ne résultait en l’occurrence d’aucune clause statutaire. Si tel avait été le cas, alors l’assemblée aurait été annulable. On le sait, cette sanction est encourue non seulement en cas de violation d’une disposition impérative du droit des sociétés ou en cas de méconnaissance d’une règle qui régit la nullité des contrats. Précisément, la stipulation statutaire organisant le double suffrage a un objet illicite, ayant pour effet de nier le démembrement de droits nés de l’usufruit ([858]). Par là même, elle encourt la nullité et avec elle toutes les résolutions sociales adoptées sur son fondement. En d’autres termes, il ne semble pas que cet arrêt ait rendu licite la pratique du double droit de vote ; simplement, les textes applicables ne permettaient pas d’annuler la délibération ([859]).

 

En définitive, par l’organisation du droit de vote qu’elle opère, soit légalement soit conventionnellement, la constitution d’un usufruit permet le transfert du droit de vote à une personne qui n’est pas associée. Elle peut permettre de stabiliser le pouvoir au sein de la société. Ainsi, un associé en pleine propriété pourra se voir céder l’usufruit d’un ou plusieurs droits sociaux afin de maintenir à bon prix son contrôle sur la société. Dès lors, les répartitions statutaires du droit de vote entre les parties peuvent aboutir à une opération répréhensible. Mais cependant, le droit des sociétés, ainsi que le droit des biens, permettent d’éviter que sous couvert d’une convention licite, la constitution d’un usufruit, on aboutisse à une cession du droit de vote prohibée. Le problème de la conciliation du droit des sociétés et du droit des biens se pose en des termes identiques lorsque les praticiens ont recours à la technique de la copropriété de droits sociaux.

 

B. La copropriété d'actions

 

Le législateur français, fidèle à la méfiance révolutionnaire envers les corps intermédiaires, a longtemps adopté une "conception atomistique" du droit des sociétés, selon l'expression d'un auteur ([860]), inspirée par la prohibition générale des corps intermédiaires. L'associé est isolé face à la société, il exerce son droit de vote individuellement, en toute liberté, et non de manière concertée avec les autres apporteurs de capital. Aucune structure ne peut s'immiscer entre lui et la personne morale. Néanmoins, plusieurs titulaires de droits sociaux peuvent décider d'apporter leurs titres à une entité juridique créée pour la circonstance. Il y a donc dans ce cas transfert du droit de vote à un organisme intermédiaire, qui prendra seul la décision dans un sens préalablement déterminé par l'unanimité ou la majorité des apporteurs. Le groupement ainsi constitué peut avoir la personnalité juridique : il s'agira dans ce cas d'une société holding, civile ou commerciale ([861]). Cependant, pour des raisons pratiques ([862]), l'entité peut être dénuée de la personnalité morale et prendra fréquemment la forme d'une copropriété d'actions ([863]). La nature de cette dernière suscite des difficultés. Il semble cependant que la qualification d'indivision s'impose (a). C'est pourquoi c'est son régime juridique qui sera appliqué (b).

 

a- La qualification en indivision de la copropriété d'actions

 

De prime abord, la copropriété d'actions semble être une indivision conventionnelle ([864]). En effet, ces deux institutions se définissent comme un mode d'appropriation plurale d'une chose ([865]). Chaque membre du groupement va être propriétaire d'une quote-part du bien. En cela, l'indivision se distingue de l'usufruit ([866]), qui est un démembrement de propriété. Cependant, compte tenu de la grande liberté dont jouissent les indivisaires dans l'organisation conventionnelle du groupement ([867]), l'hésitation pourra dans certains cas être permise entre la qualification d'indivision et celle de société en participation ([868]). Il s'agit dès lors d'établir un critère de distinction.

L'existence même d'une indivision d'origine contractuelle rend caducs les arguments traditionnellement avancés. Ainsi, il n'est plus possible de soutenir, à l'instar de Thaller ([869]), que la société serait un état voulu, et l'indivision un état subi, d'origine accidentelle. De même, la reconnaissance législative des sociétés non personnifiées ne permet plus de faire de l'existence de la personnalité morale un critère de distinction satisfaisant ([870]), comme plusieurs auteurs l'avançaient ([871]). En définitive, il semble qu'il faille recourir à l'examen de la volonté des parties pour qualifier le groupement de société ou d'indivision. Ce recours à un critérium subjectif, certes d'un maniement délicat ([872]), s'impose dans la mesure où tous les éléments objectifs couramment proposés s'avèrent impraticables.

Dès lors, il convient d'analyser l'intention des parties au moment de la conclusion du contrat. Celles-ci étaient-elles ou non animées de l'affectio societatis ? Ont-elles entendu affecter à une entreprise commune, à une activité, leurs biens, afin d'en tirer des bénéfices ? Ont-elles à l'inverse simplement souhaité organiser la jouissance des biens, sans esprit de lucre ? Dans le premier cas, le groupement mérite la qualification de société. Dans le second, c'est celle d'indivision qui sera retenue par le juge. Ce critère est d'ailleurs retenu par la majorité de la doctrine ([873]) et a reçu l'aval de la Cour de cassation ([874]).

Cependant, s'agissant de la copropriété des actions, le juge déduira l'affectio societatis d'indices tels la durée de la convention. Si celle-ci est conclue pour une période largement supérieure à cinq ans, l'intention de s'associer sera présumée et la qualification de société retenue. Néanmoins, dans la majorité des cas, ce sera celle d'indivision qui s'imposera ([875]). Il y a donc lieu d'appliquer à la copropriété d'actions le régime juridique de ce type de groupement.

 

b- L'application du régime juridique de l'indivision de droits sociaux

 

Il s'agit de concilier les règles de l'indivision conventionnelle avec les exigences du droit des sociétés relatives au droit de vote. Le Code civil, dans son article 1844, alinéa 2, reprend les dispositions de l'article 225-10, alinéa 2, du code de commerce. Aux termes de ces textes, le droit de suffrage est exercé par un mandataire unique, choisi par les indivisaires parmi eux ou en dehors d'eux ([876]). En l'absence d'accord, le juge désignera lui-même le représentant à la demande du co-indivisaire le plus diligent ([877]). A défaut de nomination d'un mandataire commun, les parties ne seront pas représentées, ni les titres pris en compte dans le calcul du quorum ([878]). Toutefois, ces dispositions ne sont impératives que dans les sociétés par actions.

Pour sa part, le droit des biens permet d'envisager deux situations.

En premier lieu, d'après l'article 1873-5 du Code civil, les co-indivisaires peuvent nommer un gérant choisi ou non parmi eux, qui aura les mêmes pouvoirs que chaque époux dans la communauté légale. Il pourra donc accomplir sans en référer aux co-indivisaires tous les actes d'administration et de disposition à titre onéreux sur les biens indivis. Etant un acte d'administration ([879]), le droit de vote sera exercé sans la consultation préalable des co-indivisaires.

Cette solution issue du droit des biens semble difficilement compatible avec les règles du droit des sociétés. En effet, même si les textes prévoient le vote des co-indivisaires par l'intermédiaire d'un mandataire, la jurisprudence, après une longue controverse ([880]), reconnaît la qualité d'associé à chaque co-indivisaire ([881]). Ainsi, dans un arrêt du 6 février 1980, la Cour de cassation a pu estimer que "Si, les héritiers d'un associé décédé ont, lorsqu'il a été stipulé que la société continuerait avec eux, la qualité d'associé, il ne résulte pas que, tant que dure l'indivision entre ces héritiers, chacun puisse exercer librement les droits attachés à cette qualité". Le principe d'indivisibilité du titre s'oppose à ce que le droit de vote soit exercé par chaque associé et c'est  pourquoi le droit des sociétés impose la technique de la représentation. Du moment que l'exercice individuel d'une prérogative ne heurte pas la règle d'indivisibilité, le principe a vocation à retrouver son empire ([882]). Cependant, le droit des sociétés ne permet pas qu'un tiers, le gérant de l'indivision, puisse voter dans les assemblées générales sans concertation préalable avec les indivisaires associés. La Chambre commerciale voit en effet dans le droit de vote le critère de la notion d'associé, dont il ne peut être privé ([883]). En l'occurrence, la Haute juridiction affirme nettement, sous le visa des alinéas 1er et 2 de l'article 1844 ([884]) que "tout associé a le droit de participer et de voter ; les statuts ne peuvent déroger à ces dispositions". Dès lors, cette décision interdit au gérant de l'indivision de voter sans la concertation préalable des associés indivisaires, sous peine de dépouiller un apporteur de capital de son attribut essentiel. La référence à l'alinéa 2, auquel la Chambre commerciale reconnaît un caractère d'ordre public, autorise cette interprétation.

 

La convention peut également prévoir que toutes les décisions relatives à la gestion de l'indivision ne seront prises que par les indivisaires. Dans ce cas, une clause stipulera que tous les indivisaires seront gérants et qu'un mandataire sera nommé pour exercer le droit de vote au sein de la société émettrice ([885]), le sens de son suffrage étant préalablement arrêté, à l'unanimité ou la majorité des associés. Dans ce cas, il n'y a pas transfert illicite du droit de vote mais seulement un engagement sur le sens du vote dont le législateur affirme lui-même la validité ([886]). Cette solution ne semble pas être remise en cause par la réaffirmation jurisprudentielle de la primauté du droit de vote de l'associé. La valeur supérieure de la loi s'y oppose ([887]).

 

Les professionnels du droit utilisent plus fréquemment les règles du droit des contrats pour réaliser un transfert du droit de vote.

 

II. Les techniques de transfert issues du droit des contrats

 

La technique du mandat, contrat spécial que l'article 1984 du Code civil définit comme "l'acte par lequel une personne donne à une autre le pouvoir de faire quelque chose en son nom et pour son compte", permet de transférer le droit de vote. Cependant, conscient des risques de fraude, le législateur, même s'il en a admis la validité, l'a fortement réglementée en droit des sociétés, ce qui limite d'autant son intérêt (A).

En outre, des techniques purement contractuelles, qui ne connaissent pas de consécration législative en droit des sociétés, peuvent être des outils au service d'un transfert du droit de vote. Leur licéité est cependant sujette à caution (B).

 

A. Une technique nommée : la représentation conventionnelle

 

La représentation de l'associé aux assemblées générales peut être d'origine légale, dans l'hypothèse où l'apporteur de capital est un incapable ([888]). Elle peut également trouver sa source dans une convention. Dans ce cas, un titulaire de droits sociaux, se trouvant dans l'impossibilité matérielle d'assister physiquement à la réunion de l'organe délibératif, mais néanmoins désireux d'exercer sa prérogative fondamentale, va charger une autre personne d'émettre un suffrage à sa place. Par application des principes de transparence gouvernant cette technique du mandat ([889]), le vote sera considéré comme ayant été émis par l'associé absent et non par son mandataire.

Antérieurement à la réforme de 1966, la représentation conventionnelle était concevable par application du droit commun du mandat mais les dispositions spéciales du droit des sociétés ne l'envisageaient pas ([890]). Cette possibilité est désormais expressément reconnue dans les sociétés anonymes ([891]) et dans les SARL ([892]). Dans les autres formes sociales, le vote par mandataire n'est concevable que s'il a été prévu par les statuts ([893]).

Dans les sociétés anonymes, le mandat doit être donné par écrit, indiquant l'identité complète du mandant, avec éventuellement celui du mandataire ([894]). Dans les autres types de sociétés, rien n'est prévu. Il appartiendra donc aux statuts de déterminer les règles gouvernant la forme du mandat.

Quoi qu'il en soit, la preuve de ce dernier sera établie conformément au droit commun ([895]).

La représentation conventionnelle réalise un transfert du droit de vote. Une personne, qui n'est au demeurant pas nécessairement associée, va se retrouver titulaire d'un nombre de voix non proportionnel aux risques encourus au sein du groupement : il y a déconnexion entre le titre et son accessoire fondamental ([896]). C'est la raison pour laquelle le mandat de vote est soumis à des règles restrictives, tant en ce qui concerne le choix du mandataire (a) que l'étendue de la représentation (b).

 

a- Le choix du mandataire

 

Aux termes de l'article 225-106 du code de commerce, "un actionnaire peut se faire représenter par un autre actionnaire ou par son conjoint", toute clause contraire étant réputée non écrite. En revanche, dans la SARL, "un associé peut se faire représenter par son conjoint, à moins que la société ne comprenne que les deux époux. Sauf si les associés sont au nombre de deux, un associé peut se faire représenter par un autre associé. Il ne peut se faire représenter par une autre personne que si les statuts le permettent" ([897]). Les règles gouvernant le choix du mandataire sont donc quelque peu différentes en fonction de la forme sociale ([898]), si la société revêt la forme anonyme (1) ou à responsabilité limitée (2).

 

1. Le choix du mandataire dans les sociétés anonymes

 

Dans la société anonyme, le mandataire doit obligatoirement être un autre actionnaire ou le conjoint du mandant, même s'il n'est pas lui-même membre du groupement. Il ne saurait être un tiers. C'est selon la majorité de la doctrine le sens qu'il convient de donner à la formule employée par le législateur dans l'article 225-106, alinéa 5, du code de commerce : "les clauses contraires […] sont réputées non écrites" ([899]). Une opinion divergente a cependant été émise ([900]). Selon cet auteur, qui se fonde sur l'absence de formule négative dans le texte, l'article 225-106 n'interdit pas la représentation par un tiers non associé. Le caractère impératif de ses dispositions prohibe seulement les clauses statutaires excluant la possibilité pour l'actionnaire de se faire représenter. Bien que séduisante et pouvant être adoptée de lege ferenda ([901]), cette thèse, fondée sur une interprétation exégétique du texte, doit être rejetée en ce qu'elle ne tient pas compte du but poursuivi par le législateur. En effet, ce dernier a entendu éviter que des mandataires professionnels, dépourvus de la qualité d'associé ou des agitateurs puissent avoir accès aux assemblées ([902]). La jurisprudence ne semble pas avoir tranché la question.

Cette controverse présente un intérêt particulier ([903]) depuis que la loi n° 99-944 du 15 novembre 1999 a introduit en Droit français le pacte civil de solidarité. Il s'agit du contrat par lequel deux personnes physiques, capables et majeures, de sexe différent ou de même sexe, organisent leur vie commune ([904]). En droit des sociétés, la question se pose de savoir si le pacsé de l'actionnaire, s'il n'est pas lui-même membre du groupement, peut représenter son partenaire au sein des assemblées générales. De prime abord, une réponse négative s'impose. En tant qu'exception au principe du vote personnel, l'article 225-106 du code de commerce doit être interprété restrictivement. Le pacsé ne peut être assimilé ni à un conjoint, ni à un actionnaire. Il ne peut donc assister aux assemblées générales en qualité de mandataire.

Cependant, le doute est permis dans la mesure où l'article 515-5 alinéa 2 du Code civil répute indivis les droits sociaux acquis par l'un des contractants pendant la durée du pacte. Or, du fait de cette indivision, le pacsé aura des droits de conservation et d'administration du bien indivis. Il s'ensuit que cette cogestion pourrait autoriser la représentation de l'actionnaire par son partenaire ([905]). Cette opinion est assurément séduisante puisque la situation du pacsé, du fait de la vie commune consubstantielle à la conclusion du contrat, est plus proche de celle d'un époux que d'un tiers étranger ([906]). Néanmoins, cette interprétation doit être rejetée. Le législateur, lorsqu'il a introduit le PACS dans l'ordre juridique, n'a pas jugé utile de modifier la loi du 24 juillet 1966. C'est donc qu'implicitement il a entendu exclure la représentation par le pacsé de l'actionnaire. L'article 225-106 doit donc être interprété restrictivement : le pacsé demeure un tiers, certes d'une nature particulière, qui ne peut être mandataire d'un titulaire de droits sociaux ([907]).

 

Le mandataire doit être choisi par l'actionnaire et par lui seul. L'article D. 132 interdit au représenté de se substituer une autre personne, fût-elle actionnaire. La Cour de cassation a d'ailleurs fort opportunément rappelé ce principe de prohibition de la substitution de mandataire dans un arrêt rendu le 29 novembre 1994 ([908]). En l'occurrence, un actionnaire avait donné un mandat général de gestion de ses titres à un tiers professionnel. Ce dernier charge expressément un autre actionnaire d'assister à une assemblée générale extraordinaire. Sans se prononcer sur la validité du premier mandat ([909]), la Chambre commerciale rappelle que ''le mandat donné par un actionnaire par un autre actionnaire pour le représenter dans les assemblées générales est personnel, ce qui exclut la possibilité pour le mandataire désigné de se substituer un tiers". Cette solution trouve sa justification profonde dans la nécessité de protéger le droit de vote de l'associé : permettre la substitution de mandataire permettrait à un tiers d'exercer la prérogative fondamentale de l'apporteur, indépendamment du risque financier encouru ([910]).

 

Cependant, l'actionnaire connaît rarement d'autres membres du groupement qu'il pourrait choisir comme mandataire. C'est pourquoi les banques adresseront fréquemment à leurs clients actionnaires une formule de procuration à signer, qui n'indiquera pas le nom du représentant. Cette technique dite des pouvoirs en blanc a vu sa validité expressément affirmée par l'article 225-106 in fine, dont la rédaction a été modifiée par la loi n°83-1 du 3 janvier 1983 ([911]).

Dans ce cas, le président de l'assemblée votera en lieu et place de l'actionnaire absent, dans un sens toujours favorable à l'adoption des projets de résolution présentés ou agréés par le conseil d'administration ou le directoire. Il devra également voter contre l'adoption de tous les autres projets de résolution. Cette conséquence originale, peu en phase avec le principe de liberté de vote, est indiquée dans la formule de procuration reçue par l'actionnaire ([912]).

A ce stade de la réflexion, un problème surgit. Quid si les projets de résolution agréés par l'organe collégial de gestion sont modifiés pendant le déroulement de l'assemblée ? Le vote du président doit-il être considéré favorable ([913]) ? Une réponse affirmative doit être donnée dès lors que la séance est suspendue pour permettre une réunion du conseil d'administration ou du directoire afin d'agréer le texte modifié ([914]).

 

En outre, la jurisprudence a eu l'occasion de juger que l'article 225-106 était d'ordre public. Les parties ne peuvent y déroger ni par la voie statutaire ni a fortiori par un protocole extérieur aux statuts ([915]). Bien que ce jugement se fonde sur l'article D. 134, aujourd'hui abrogé ([916]), il conserve toute son actualité ([917]).

 

La pratique des pouvoirs en blancs, en ce qu'elle permet l'approbation systématique des projets de résolution présentés par les dirigeants, assure la stabilité du pouvoir à ces derniers, quels que soit les vicissitudes de leur gestion. C'est la raison pour laquelle elle a été vivement critiquée par les partisans des théories anglo-saxonnes de la corporate governance ([918]). Cependant, ces reproches restent circonscrits aux sociétés anonymes, puisque cette technique n'a pas cours dans les SARL.

 

2. Le choix du mandataire dans les SARL

 

L'article 223-28 du code de commerce (ancien art. L. 58) dispose que "un associé peut se faire représenter par son conjoint à moins que la société ne comprenne que les deux époux. Sauf si les associés sont au nombre de deux, un associé peut se faire représenter par un autre associé. Il ne peut se faire représenter par une autre personne que si les statuts le permettent".

Les solutions sont par conséquent voisines de celles retenues en matière de sociétés anonymes. Comme dans cette forme sociale, le conjoint ou un autre associé pourra valablement représenter un apporteur de capital au sein des assemblées générales. Cependant, cette représentation est impossible dans le cas où le groupement ne serait composé que du mandataire et du mandant. Cette règle, justifiée par la collégialité des assemblées, est d'ordre public. Toute décision adoptée en violation de ses prescriptions est nulle ([919]).

En revanche, contrairement à la société anonyme, un tiers peut valablement représenter l'associé dès lors que cette modalité est prévue par les statuts. Ce mandataire pourra d'ailleurs toujours être la même personne, faute pour la loi d'interdire cette représentation systématique ([920]). Cette situation risque cependant d'aboutir à une cession déguisée du droit de vote.

Néanmoins, la possibilité pour le titulaire de parts sociales de se faire représenter par une autre personne que son conjoint ou l'un de ses co-associés est particulièrement opportune depuis l'introduction en Droit positif du pacte civil de solidarité. Les statuts pourraient donc valablement prévoir la représentation de l'apporteur de capital par son partenaire. Cependant, dans la mesure où le pacsé n'est pas assimilable au conjoint, une clause expresse du pacte social est requise ([921]).

 

Les règles restrictives qui gouvernent le choix des mandataires sont destinées à éviter une cession déguisée du droit de vote. Il en va de même pour celles régissant l'étendue du mandat.

 

b- L'étendue du mandat

 

Le mandat, pour être valable et ne pas constituer une cession du droit de vote prohibée, doit être à la fois limité dans le temps (1) et avoir un objet restreint (2).

 

1. L'étendue dans le temps

 

L'article D. 132, applicable aux sociétés anonymes, prévoit que "le mandat est donné pour une seule assemblée", l'article D. 39 édictant des dispositions similaires en matière de SARL. La règle est donc celle de la durée limitée du mandat. En d'autres termes, ce dernier ne saurait être général et est régi par un principe de spécialité. Il doit être donné pour une seule assemblée ([922]). Dans les autres formes sociales, au sein desquelles la validité du mandat résulte des statuts, les pouvoirs doivent également avoir été confiés pour une unique assemblée ([923]). A défaut, le pacte fondamental opèrerait une suppression du droit de vote prohibée.

Par conséquent, les textes condamnent donc sans ambiguïté la pratique du mandat permanent. Il s'agit du contrat de représentation à durée indéterminée. Sous l'empire de la législation antérieure à 1966, silencieuse sur la question, la doctrine s'était interrogée sur le point de savoir si cette technique était licite. Pour les uns ([924]), la possibilité du mandant de révoquer ad nutum le mandataire mettait la convention à l'abri de la nullité. Pour les autres ([925]), à l'inverse, le pouvoir permanent est nécessairement illicite : l'actionnaire renonce à son droit de critiquer la gestion sociale, puisqu'au moment de la conclusion du contrat, il ignore tout des futures résolutions. Cette controverse a été tranchée par le décret du 23 mars 1967, en faveur de la seconde thèse ([926]).

Le principe de la durée limitée du mandat n'est cependant pas absolu. En effet, tant l'article D. 132 que l'article D. 39 y apportent plusieurs tempéraments.

D'une part, un pouvoir peut être donné pour deux assemblées tenues le même jour ou dans un certain délai ([927]). Seule la date de réunion des organes délibérants et prise en compte et non la date de convocation ([928]).

D'autre part, le mandat conféré pour une seule assemblée vaut pour les assemblées successives convoquées avec le même ordre du jour. Dès lors, comme on pu l'écrire ([929]), le contenu de l'ordre du jour fixe la durée du mandat et permet donc, s'il reste similaire, de prolonger la représentation aux assemblées suivantes.

 

Le mandat permanent, prohibé sans conteste par le législateur, ne doit pas être confondu avec le mandat irrévocable. Il s'agit du contrat de représentation par lequel le mandat s'engage à indemniser le mandataire en cas de révocation, sauf faute de sa part ([930]). En droit commun, le principe de la révocabilité ad nutum posé à l'article 2004 du Code civil n'étant pas d'ordre public, la validité de cette forme de représentation ne souffre pas la discussion ([931]).

La question se pose donc de savoir si le mandat donné par un associé peut être irrévocable. Antérieurement à la loi du 24 juillet 1966, l'illicéité de cette pratique n'était pas douteuse. En effet, l'article 10 du décret-loi du 31 août 1937 ([932]) disposait que "[étaient] nulles et de nul effet dans leurs dispositions, principales et accessoires, les clauses ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte au libre exercice du droit de vote dans les assemblées générales de sociétés commerciales". Or, le mandat irrévocable aboutissait à dépouiller l'associé de son droit de vote, qui s'en séparait définitivement au profit d'un tiers. Il s'apparentait donc à une cession du droit de vote prohibée. D'ailleurs, les tribunaux annulaient de tels mandats emportant aliénation par l'apporteur de capital de sa prérogative essentielle ([933]).

La Cour de cassation a d'ailleurs consacré cette solution ([934]). En l'occurrence, une clause d'une cession d'actions confiait au cédant le mandat irrévocable de représenter la cessionnaire dans les assemblées générales de la société. La Cour d'appel, fermement approuvée par la Haute juridiction, annule la disposition litigieuse, ainsi que la convention de vente des titres dont elle constitue la cause impulsive et déterminante, en ces termes "l'acte de cession […] comportait sous le titre "mandat irrévocable" une clause constituant une condition de la vente et selon laquelle Dame Génie, cessionnaire, donnait à Bruchet, cédant, mandat irrévocable d'exercer en ses lieux et place tous les droits conférés à l'actionnaire par la pleine propriété des actions faisant l'objet de la vente "et notamment de gérer et d'administrer, au moyen de la majorité résultant de cette vente, l'Union commerciale de la France Fortunor" ; ce mandat était stipulé irrévocable pendant la vie et jusqu'au décès de Bruchet […] ; le mandat irrévocable litigieux conféré par Dame Génie à Bruchet en vue de permettre à celui-ci de continuer à gérer et administrer la société comme avant la cession litigieuse et jusqu'à la fin de sa vie privait ainsi effectivement la cessionnaire de ses droits essentiels et notamment de sa liberté de vote, nullement rétablie […] par le compte rendu annuel du cédant, dont les pouvoirs sont demeurés intangibles". Le mandat irrévocable emporte aliénation du droit de vote, le cessionnaire se retrouvait en quelque sorte acquéreur de titres dépourvus de leur prérogative essentielle.

Néanmoins, la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, dans son article 505, a abrogé le décret-loi du 31 août 1937. Pour les uns, il s'agit d'une simple inadvertance du législateur ([935]), les solutions rendues sur le fondement du texte abrogé conservent donc leur actualité. Pour les autres, à l'inverse, les pouvoirs publics ont entendu revenir aux solutions plus libérales qui prévalaient antérieurement à 1937 ([936]). Cependant, quoi qu'il en soit, la nullité du mandat irrévocable n'est guère douteuse. En effet, le droit de vote étant un attribut essentiel de l'associé ([937]), aucune convention ne peut avoir pour objet ou pour effet de permettre l'aliénation de cette prérogative.

 

Cependant, pour être valable, il ne suffit pas que le mandat ait une durée limitée. Encore faut-il que son objet soit restreint.

 

2. L'étendue de l'objet du mandat

 

On l'a vu, le mandat doit être donné pour une seule assemblée, ce principe admettant certains tempéraments. Autrement dit, l'ordre du jour détermine l'étendue de l'objet du mandat. Le mandataire ne peut représenter l'associé que pour le vote de questions dont l'examen est prévu. Cette règle est implicitement posée aux articles D. 132, pour la société anonyme, et D. 39, pour la SARL. La Chambre commerciale l'a d'ailleurs affirmé très nettement dans un arrêt rendu le 29 novembre 1994 ([938]). En l'espèce, un associé avait confié à un tiers le mandat général de gestion de sa participation dans une société et ce représentant avait chargé un autre actionnaire de le représentait. La Cour d'appel, puis la Cour de cassation ont non seulement écarté la substitution de mandataire ([939]) mais ont également refusé de tenir compte du mandat général donné au professionnel par l'actionnaire, au motif que "le mandat donné par un actionnaire à un autre actionnaire pour le représenter  […] est spécial, ce qui impose qu'il ne soit donné que pour une seule assemblée et au vu de l'ordre du jour". Cette solution est parfaitement justifiée. Le mandat de vote obéit à un régime juridique strict, destiné à protéger la prérogative fondamentale de l'associé. Le mandataire n'émet pas une voix propre mais seulement celle de son mandat. Dès lors, celui-ci doit donner une procuration en parfaite connaissance de cause, au vu de l'ordre du jour.

Cette règle n'est cependant pas absolue. En effet, le principe d'intangibilité de l'ordre du jour ne s'oppose pas à une révocation des dirigeants du moment que l'objet de la réunion comporte une mention faisant directement ou indirectement référence à la gestion de la société ([940]). Dans ces conditions, compte tenu de la transparence du mandat, le mandataire peut également se prononcer sur l'éviction du dirigeant, quand bien même le pouvoir ne lui en donnait pas expressément l'autorisation ([941]). Le représentant dispose de toute latitude pour agir au mieux des intérêts de la société ([942]).

Encore faut-il néanmoins que le mandataire n'ait pas reçu d'instructions à cet égard de son mandant. Le mandat impératif, que l'on peut définir comme le contrat de représentation dans lequel le mandataire ne peut agir que selon les instructions données préalablement par le mandant ([943]), semble en effet valable, pour deux raisons essentielles. D'une part, sa licéité est affirmée très nettement dans les sociétés anonymes, quoique implicitement, par l'article L. 225-106, alinéa 4, du code de commerce, qui vise la pratique du mandat impératif. D'autre part, la validité de cette forme de représentation découle dans toutes les formes sociales de la finalité même du régime juridique du mandat de vote. Celui-ci est destiné à protéger le droit de vote de l'associé, et à éviter une cession de cette prérogative indépendamment du titre dont elle constitue l'accessoire. Dès lors, par le biais du mandat impératif, l'associé mandant décide lui-même du sens du suffrage. Sa liberté de vote est maintenue.

 

En définitive, compte tenu des règles restrictives auxquels demeure soumis le mandat de vote, cette pratique, si elle présente un intérêt incontestable pour pallier à l'absentéisme des apporteurs de capitaux, n'est guère utile lorsqu'elle est envisagée comme un moyen de transférer le droit de suffrage. Il en est de même pour les techniques contractuelles non consacrées par le législateur en droit des sociétés.

 

B. les techniques innommées

 

Un auteur a pu estimer que le prêt de consommation d'actions ([944]) opérait un transfert du droit de vote ([945]). Cette opinion ne convainc pas. En effet, la circulation du droit de suffrage peut se définir comme étant une convention relative à l'attribution de celui-ci, par laquelle les parties organisent la dissociation des prérogatives financières et de gouvernement attachées au titre ([946]). Or, le prêt de consommation ([947]) a pour conséquence principale de transférer la propriété du bien à l'emprunteur ([948]). Dès lors, en droit des sociétés, que le prêt soit réglementé ou libre ([949]), c'est ce dernier qui se verra investi de la propriété des titres ([950]), donc de la qualité d'associé, avec toutes les prérogatives qui y sont attachées. Il n'y a donc pas transfert du droit de vote. L'attribution du droit de vote à l'emprunteur n'est que l'application des principes généraux du droit des sociétés.

Si le prêt d'actions ne peut être envisagé comme un moyen de transférer le droit de vote, il n'en est pas de même pour la location de titres (a). En outre, le législateur avait un temps envisagé d'introduire en droit français le contrat de fiducie mais le projet n'a pas connu de suite. Cependant, les pressions demeurent en faveur une telle consécration. Si tel était le cas, le nouveau contrat pourrait être un outil de transfert du droit de vote (b).

 

a- En droit positif : la location de titres

 

Le contrat de location de choses est défini par l'article 1709 du Code civil comme celui "par lequel l'une des parties s'oblige à faire jouir l'autre d'une chose pendant un certain temps, moyennant un certain prix que celle-ci s'oblige à lui payer".

La pratique des affaires a redécouvert les vertus du bail mobilier ([951]), en liaison avec la mutation du contrat, désormais appréhendé en tant que bien et non plus seulement sous l'angle des parties et de leurs droits et obligations respectifs ([952]). Cette convention présente de nombreux avantages, tant au niveau juridique que fiscal ([953]).

Le Code civil autorisant la location de tous biens meubles et immeubles ([954]), rien ne s'oppose à la conclusion d'un bail portant sur des actions ([955]). La doctrine est d'ailleurs quasiment unanime sur ce point ([956]). Faute d'interdiction expresse, la location de valeurs mobilières est donc parfaitement concevable.

La question se pose néanmoins de savoir qui, du preneur ou du locataire, se verra attribuer le droit de vote. De prime abord, la réponse semble évidente. Le contrat n'opérant pas transfert de propriété, le bailleur reste investi de la qualité d'associé, et de la prérogative fondamentale qui y est attachée. Pourtant, les mécanismes contractuels conduisent à nuancer cette position.

En effet, tout bailleur est titulaire d'un droit d'user de la chose. Il est de l'essence du contrat que de transférer la jouissance du bien ([957]), ce qui le distingue de la vente ([958]). Or, en matière de droits sociaux, l'usage de la chose suppose non seulement la perception des dividendes mais également le droit de participer aux affaires sociales, sans lequel le droit de jouissance serait vidé de sa substance ([959]). En d'autres termes, la logique du bail conduit à attribuer le droit de vote au preneur, pourtant dépourvu de la qualité d'associé, au moins dans les assemblées générales ordinaires.

Cette opinion n'emporte pas véritablement l'adhésion. Faute pour le contrat de transférer la propriété, le bailleur reste associé et le preneur ne peut normalement pas exercer la prérogative fondamentale attachée à cette qualité. La convention qui permettrait au locataire d'actions de voter au sein des assemblées générales doit être assimilée à une cession du droit de suffrage prohibée. Le raisonnement construit par les partisans de la reconnaissance du droit de vote au preneur ne peut convaincre, pour plusieurs raisons.

En effet, en premier lieu, ils assimilent la situation du locataire à celle d'un usufruitier, lequel dispose du droit de vote au sein des assemblées générales ordinaires ([960]). Cependant, l'interprétation par analogie, sous-jacente à ce rapprochement, suppose, sinon une identité de nature, à tout le moins une certaine similitude des situations ([961]). Or, le droit de l'usufruitier et celui du locataire sont profondément distincts. L'usufruit est un démembrement de propriété. C'est donc un droit réel ([962]), Au contraire, le contrat de bail ne transfère pas la propriété du bien au preneur, mais seulement sa jouissance. Dès lors, le droit du locataire est un droit personnel, une créance sur le bailleur, consistant dans le droit d'exiger de ce dernier la jouissance de la chose ([963]). Dans ces conditions, la situation du bailleur ne peut être assimilée à celle de l'usufruitier.

De la même manière, on ne peut davantage soutenir que le locataire a qualité pour participer aux assemblées générales, en tant que mandataire du bailleur, comme l'ont affirmé certains auteurs ([964]). Comme nous l'avons vu, la technique de la représentation conventionnelle obéit à des règles strictes, destinées à protéger le droit de vote du mandant. Le représentant ne peut être qu'un co-actionnaire ou le conjoint du représenté ([965]). Or, le locataire n'est en principe pas actionnaire. Il ne peut donc pas se voir donner mandat par le bailleur, afin d'assister lui-même aux assemblées générales ordinaires.

 

En d'autres termes, si on ne peut douter de la validité de la convention, du fait de la liberté contractuelle, les parties devront prendre soin de ne pas opérer un transfert du droit de vote prohibé au profit du preneur. Dès lors, une clause devra attribuer expressément le droit de suffrage au bailleur, afin d'éviter le contentieux ou prévoir la représentation de ce dernier par le preneur. Dans ce cas, celui-ci devra alors acquérir au moins une action pour que soient respectées les règles gouvernant le mandat de vote ([966])

La validité d'un tel transfert est tout aussi douteuse lorsque l'on envisage, de manière prospective, l'utilisation du contrat de fiducie.

 

a- En droit prospectif : le contrat de fiducie

 

La fiducie est héritée du droit romain. A cette époque, elle opérait un transfert temporaire de propriété et revêtait deux formes essentielles. La fiducia cum creditore transférait temporairement la propriété d'un bien en garantie, que conservait le créancier en cas de non-paiement de la dette. La fiducia cum amico consistait quant à elle en la remise temporaire d'un bien en pleine propriété à une personne de confiance, qui le conservait pendant un certain temps ([967]). La fiducie romaine fut conservée dans l'ancien Droit sous le nom de fideicommis. Mais le législateur post-révolutionnaire, attaché à l'absolutisme du droit de propriété, écarta l'institution, si bien que le Code civil l'ignora ([968]).

Par conséquent, la fiducie n'existe pas en tant que telle en Droit positif mais nombreuses sont les institutions qui s'en inspirent ([969]). Ainsi, par exemple, la convention de portage, définie comme celle par laquelle une personne, le porteur, acquiert des titres pour le compte d'une autre, le donneur d'ordre, à charge de les rétrocéder à une troisième, le bénéficiaire (qui peut être le donneur d'ordre lui-même) à une date et à un prix fixés dès l'origine ([970]). Ce contrat issu de la pratique des affaires transfère temporairement la propriété des droits sociaux au porteur, jusqu'à la rétrocession au bénéficiaire, ce qui est le propre de la fiducie ([971]).

Dès lors, les pouvoirs publics ont tenté de reconnaître ces techniques issues de la vie commerciale en règle générale en prévoyant l'introduction en Droit positif de la fiducie ([972]). En effet, un avant projet puis un projet de loi datés respectivement de 1990 et de 1992 ont tenté de reconnaître officiellement la fiducie ([973]). Cependant, ce texte ne fut jamais présenté devant la représentation nationale, à la suite du basculement de la majorité politique en 1993. Dès lors, la fiducie est toujours une institution de droit prospectif. Cependant, de nombreux auteurs plaident encore en faveur de sa reconnaissance législative, si bien que les dispositions du projet de loi avorté méritent d'être examinées ([974]). Le rapport Marini sur la modernisation des sociétés commerciales avait proposé d'introduire officiellement la fiducie en droit français ([975]) mais cette suggestion n'a à notre connaissance connu aucune suite législative.

 

Selon le nouvel article 2062 du Code civil, que les projets de réforme prévoyaient d'introduire, "la fiducie est un contrat en vertu duquel un constituant transfère tout ou partie de ses biens et droits à un fiduciaire à charge pour celui-ci d'agir dans un but déterminé, au profit de bénéficiaire ou du constituant lui-même". Le texte est dépourvu d'ambiguïté : la fiducie revêt une nature contractuelle. En cela, elle se distingue du trust ([976]), qui relève du droit des biens et non de celui des contrats. Mais, l'institution anglo-saxonne a indéniablement inspiré les promoteurs de la fiducie ([977]).

 

Le projet a consacré implicitement trois types de fiducies : la fiducie-libéralité ([978]), particulièrement opportune pour assurer la transmission de l'entreprise ([979]), la fiducie-sûreté ([980]) et la fiducie-gestion ([981]).

Le contrat peut avoir pour objet tout bien meuble ou immeuble. En particulier, des actions pourront être ainsi transférées à un fiduciaire. La fiducie étant une convention translative de propriété ([982]), ce dernier acquiert la pleine propriété des titres. C'est donc à lui que sera attribuée la qualité d'associé, et donc le droit de vote. Par conséquent, de prime abord, le contrat de fiducie ne suscite aucune difficulté particulière. Il y a transfert du titre et non du droit de suffrage.

Mais, le projet prévoit que la fiducie peut porter sur tout bien ou droit du constituant. ([983]). Dès lors, pourrait-elle porter uniquement sur un droit de vote dont le constituant serait d'ores et déjà titulaire ? Cette pratique dite du voting trust est très fréquente en droit américain et la plupart des Etats admettent sa validité ([984]). Une réponse négative s'impose. En effet, si la validité de la fiducie est clairement affirmée par le projet, c'est à la condition que le contrat ne porte pas atteinte à des règles d'ordre public propres à chaque matière concernée ([985]). Or, le droit de vote est un attribut essentiel de l'associé dont il ne peut être privé que par l'effet de la loi ([986]). Il est donc hors du commerce au sens de l'article 1128 du Code civil ([987]). La cession du droit de vote encourt donc la nullité pour illicéité de l'objet, qu'elle soit définitive ou simplement fiduciaire.

Pour contourner cette interdiction, les parties pourraient-elle confier l'entière titularité de l'action au fiduciaire, lequel détacherait ensuite les droits pécuniaires afin de les restituer au constituant ? De prime abord, un tel montage est valable en ce qu'il superpose un contrat de fiducie, dont la validité est reconnue par l'avant-projet, et une convention de croupier, dont la  validité n'est pas douteuse ([988]).

Cependant, il convient de répondre par la négative. Un tel contrat encourt la nullité pour illicéité de sa cause. En droit contractuel, le juge, lorsqu'il annule une convention sur ce fondement, examine la cause subjective, c'est à dire les mobiles qui ont incité les parties à contracter. Si les contractants poursuivaient un but frauduleux, l'accord sera nul ([989]). Dès lors que l'on admet la nature contractuelle du montage ([990]), la cause subjective sera entendue comme le motif ayant déterminé les contractants à s'engager et sera commune à l'ensemble des actes permettant la réalisation du contrat cadre ([991]). Or, par l'opération litigieuse, les contractants ont entendu réaliser une dissociation des attributs politiques et financiers du titre, que seule la loi peut prévoir. Le montage associant fiducie et convention de croupier opère donc une cession du droit de vote prohibée ; il est donc nul pour illicéité de la cause.

 

En définitive, on le voit, même si elle était finalement introduite en droit français, la fiducie ne permettrait pas un transfert du droit de vote ([992]). Quelle que soit la méthode employée, aménagement contractuel ou montage, le contrat aboutirait à une cession du droit de suffrage prohibée.

 

Si le droit des biens permet dans une large mesure de transférer le droit de vote, le droit des contrats est moins efficace. A coté des techniques issus du droit commun, existent des outils propres au droit des sociétés, qui sont envisagées avec davantage de suspicion.

 

§2- Les techniques de transfert spécifiques au droit des sociétés

 

Certaines sont illicites, car elles contredisent directement le droit de l'associé à voter (A). En revanche, la licéité d'une autre technique, la société holding, ne souffre pas la discussion, car le transfert du droit de vote résulte du transfert même du titre auquel il est attaché (B).

 

A. Les techniques interdites

 

L'illicéité d'une cession isolée du droit de suffrage n'est pas douteuse, encore que quelques voix militent en faveur de la thèse inverse (a). De même, la nullité des opérations qui peuvent lui être assimilées s'impose (b).

 

a- la cession du droit de vote

 

La question est récurrente : l'associé peut-il céder son droit de vote, indépendamment du titre auquel ce dernier est attaché ? A vrai dire, ni le droit antérieur, ni le droit commun des sociétés, ni la loi n° 66-537 du 24 juillet 1966 n'ont envisagé la cession isolée du droit de suffrage.

Certes, l'article 233-10 du code de commerce (ancien art. L. 356-1-3), issu de la loi n° 89-531 du 2 août 1989, relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, définit l'action de concert notamment comme "un accord en vue d'acquérir ou de céder des droits de vote" ([993]). Est-ce à dire que le législateur a entendu légitimer la technique de cession du droit de suffrage, indépendamment de celle du titre ? Un réponse négative s'impose. Par cette formule, les pouvoirs publics ont entendu appréhender concrètement les cessions massives d'actions pourvues d'un droit de vote, dont la finalité est fréquemment de conférer à l'acquéreur le contrôle au sein des assemblées générales ([994]). La doctrine est d'ailleurs unanime sur ce point ([995]).

 

De prime abord, la nature contractuelle du droit de suffrage autorise sa cession. Puisque ce droit est un droit individuel, rien n'interdit à l'associé d'en disposer comme bon lui semble ([996]). La jurisprudence a cependant refusé d'avaliser cette thèse ([997]). En effet, quoique séduisante, la théorie de la cessibilité de la prérogative fondamentale de l'associé ne peut être accueillie. Plusieurs arguments militent en faveur de ce rejet ([998]).

 

En premier lieu, l'article 1844 du Code civil prévoit que "tout associé a le droit de participer aux décisions collectives", le même texte affirmant sans ambiguïté le caractère d'ordre public de cette disposition. Certes, le droit de vote n'est pas directement visé mais la jurisprudence assimile fort logiquement le droit de participer aux décisions collectives et le droit de suffrage ([999]). Dès lors, cette règle s'oppose à la conclusion d'une convention qui distinguerait l'associé du titulaire de la prérogative de gouvernement.

Ensuite, l'indivisibilité du titre conduit à écarter tout fractionnement non prévu par la loi. D'après cette règle, posée à l'article 228-5 du code de commerce (ancien art. L. 266), l'action et ses attributs ne sauraient connaître qu'un seul titulaire ([1000]).

Enfin, loin d'en autoriser la cession autonome, la nature contractuelle du droit de vote l'interdit. On l'a vu, cette prérogative s'analyse comme un accessoire de la créance que constitue le droit social. Il garantit les droits pécuniaires de l'associé et la rémunération du risque couru ([1001]). Dès lors, l'opération litigieuse est de nature à ôter à l'apporteur de capital la garantie de la protection de ses intérêts, qu'il ait lieu au profit d'un tiers ou d'un autre associé ([1002]).

 

La cession du droit de vote est donc illicite au regard des principes généraux gouvernant le droit des sociétés. Mais il reste à déterminer la sanction qui frapperait un tel contrat. La jurisprudence, lorsqu'elle a eu à connaître de cette convention, a prononcé la nullité, sans toutefois préciser le fondement retenu ([1003]).

 

Certains auteurs ont proposé de fonder la sanction sur l'article 235-1, alinéa 2, du code de commerce (ancien art. L. 360) ([1004]). Cette solution ne convainc pas. En effet, ce texte concerne les actes et délibérations conclus par la société, et non ceux conclus par ses associés. Dans ces conditions, la nullité de la cession du droit de vote ne peut résulter que de la violation des règles de droit commun des contrats ([1005]).

Parmi celles-ci, l'article 1128 du Code civil dispose que "il n'y a que les choses qui sont dans le commerce qui peuvent être l'objet de conventions". Dès lors, la cession du droit de suffrage sans la cession du titre ne contrevient-elle pas directement à cette disposition et n'encourt-elle pas la nullité pour illicéité de l'objet ([1006]) ?

La notion de choses hors du commerce est classiquement assimilée à la "survivance du tabou dans le Code civil" ([1007]). Sont ainsi qualifiés le corps humain, parce qu'il incarne matériellement la personne ([1008]), les sépultures en vertu de leur caractère sacré ([1009]), certaines choses dangereuses limitativement énumérées par le législateur ([1010]), les attributs de la citoyenneté, les fonctions publiques et les offices ministériels, parce qu'ils se rattachent à la souveraineté nationale ([1011]) ou, jusqu'à une date récente, les clientèles civiles ([1012]). Dès lors, la tentation est grande de considérer le droit de vote de l'associé comme hors du commerce, en ce qu'il se rattache à la personne même de l'apporteur de capital.

 

Une objection surgit cependant, tirée de la définition même du concept. Dans le silence du Code civil, la doctrine considère généralement que le commerce au sens de l'article 1128 est le commercium au sens large, entendu comme la possibilité pour une chose de faire l'objet d'un acte juridique quel qu'il soit ([1013]). Ainsi, pour un auteur ([1014]), la chose hors du commerce est celle qui "ne peut donner lieu à une convention de droit usuel qui, gratuite ou onéreuse, serait alors régie par le titre III du livre III du Code civil, et permettrait d'exiger une exécution en nature, ou à défaut, un dédommagement pécuniaire". Dans ces conditions, on ne pourrait raisonnablement conclure à l'extra-commercialité du droit de vote de l'associé ([1015]), dans la mesure où la loi elle-même valide de certaines conventions portant sur cette prérogative, relatives à son étendue ([1016]) ou à son exercice ([1017]).

Mais, cette thèse, pour séduisante qu'elle soit n'emporte pas l'adhésion. En effet, à coté des choses hors du commerce par nature, il existe des choses hors du commerce par destination ([1018]). La loi attribue une affectation particulière à certaines choses ; les actes juridiques relatifs à ces dernières sont interdits dès lors qu'ils contredisent cette affectation ; ils sont en revanche licites s'ils n'y portent pas atteinte. Ainsi, par exemple, le nom patronymique a pour fonction d'identifier la personne ; elle ne peut donc en changer à son gré et en acquérir un autre par la voie contractuelle ; en revanche, sont licites les conventions portant seulement sur l'utilisation du nom patronymique ([1019]). Or, le droit de vote revêt une double affectation : il permet à l'associé de défendre ses intérêts personnels ([1020]) et de participer à la définition de l'intérêt social ([1021]). Il s'agit donc d'une chose hors du commerce par destination : seules seront illicites les conventions qui ne permettent plus à l'apporteur de capital de défendre ses intérêts et/ou de participer au processus décisionnel. Par conséquent, les contrats de cession du droit de suffrage sont nuls sur le fondement de l'article 1128.

 

A la suite de l'arrêt de Gaste ([1022]), distinguant le droit de vote du droit de participer aux décisions collectives, seul critère de la notion d'associé, nombreux sont les auteurs qui avaient plaidé en faveur de la validité de la cession du droit de vote ([1023]). Selon eux, seules seraient illicites les conventions emportant cession du droit de participation et non celles organisant la cession autonome du droit de suffrage. De surcroît, dans certaines sociétés cotées, au sein desquelles les actionnaires majoritaires détiennent la quasi-totalité des droits de vote, les associés minoritaires pourraient envisager de céder à ces derniers leurs prérogatives de gouvernement. Cette position ne convainc pas véritablement. En effet, outre le fait que la Cour de cassation a très nettement condamné la distinction entre droit de participation et droit de vote ([1024]), il ne paraît pas opportun de distinguer selon que la société soit ou non cotée sur un marché ([1025]). Certes, des particularités propres à ce type de groupements sont indéniables, mais elles demeurent étrangères aux rapports sociaux. Quelles que soient la forme sociale et sa taille, le droit de vote est la conséquence d'un apport en société. En d'autres termes, les règles qui le gouvernent ne sauraient être différentes selon que le groupement fasse ou non appel au marché.

 

A coté des cessions du droit de vote au sens strict, il existe des techniques contractuelles qui s'apparentent à cette opération.

 

b- les techniques assimilées à une cession du droit de vote

 

Bien que ne constituant pas des transferts stricto sensu, dans la mesure où aucun autre associé ou tiers ne va se voir attribuer le droit de vote par leur effet, deux conventions peuvent être assimilées à la cession autonome de ce droit : la renonciation (1) et la clause de stage (2).

 

1. La renonciation au droit de vote

 

Relativement peu fréquente dans le domaine des sociétés ([1026]), la renonciation est l'acte juridique par lequel un sujet de droit manifeste sa volonté d'abandonner une de ses prérogatives ([1027]). Dès lors, est-il concevable que l'associé renonce à se voir attribuer le droit de vote ?

Sous l'empire du droit antérieur à 1966, la jurisprudence répondait généralement par la négative. Ainsi, la Cour d'appel de Paris ([1028]) avait-elle considéré ce type de renonciation comme nulle, d'une nullité absolue. Cependant, si la renonciation ne portait que sur une résolution déterminée, si elle n'avait pas de portée générale, les juges reconnaissaient sa validité ([1029]).

La loi n° 66-537 du 24 juillet 1966, ainsi que celle du 4 janvier 1978, sont demeurées muettes. A notre connaissance, les tribunaux n'ont pas eu à connaître de cette question.

Cependant, la nullité d'une renonciation au droit de vote ne semble guère douteuse. La renonciation à un droit d'ordre public est en effet interdite en vertu de l'article 6 du Code civil. Or, l'article 1844 alinéa 4 de ce Code confère ce caractère au droit de suffrage de l'associé, celui-ci ne se distinguant pas du droit de participer aux décisions collectives visé à l'alinéa 1er de ce texte ([1030]). Dès lors, l'associé ne peut renoncer par avance à se voir attribuer le droit de vote.

Mais pourrait-il renoncer à participer à une assemblée générale déterminée, par exemple parce qu'il est intéressé à une des résolutions projetées ? La question mérite d'être posée dans la mesure où son devoir de loyauté, résultant de l'affectio societatis, ne fait peser sur l'associé aucun devoir d'abstention dans une telle hypothèse ([1031]). Pourrait-il par conséquent s'obliger conventionnellement à ne pas participer à l'assemblée ?

La jurisprudence considère que "une partie peut toujours, après la naissance de son droit, renoncer à l'application d'une loi, fût-elle d'ordre public" ([1032]). Toute la difficulté réside dans la détermination de la date de naissance du droit de vote. S'il ne fait aucun doute qu'elle naît du seul fait de l'entrée de l'associé dans la société, cette prérogative ne devient effective qu'au moment de la convocation ([1033]). Dès lors, si la renonciation anticipée au droit de suffrage est inconcevable, l'associé pourrait renoncer à exercer son droit essentiel, entre la convention et la tenue effective de l'assemblée, dont il connaît l'ordre du jour ([1034]).

 

A côté de la renonciation au droit de vote, il existe une autre convention dont les effets sont identiques : la clause de stage.

 

2. La clause de stage

 

La clause de stage est celle qui subordonne l'accès aux assemblées générales, et donc la possibilité d'exercer le droit de vote, à la détention des actions depuis un délai conventionnellement fixé ([1035]). Cette stipulation, qui sera statutaire ou plus rarement extra-statutaire ([1036]), permet à la société d'apprécier le comportement au regard de l'intérêt social de ses nouveaux associés, en instituant en quelque sorte une "période probatoire" avant de les admettre aux assemblées générales.

Sous l'empire du droit antérieur à 1937, tant la doctrine ([1037]) que la jurisprudence admettaient la validité de la clause dès lors qu'elle était temporaire, eu égard à sa finalité protectrice de l'intérêt social. Ainsi, la Cour de cassation avait-elle affirmé très nettement, quoique implicitement, la licéité de la stipulation ([1038]). Cependant, avec l'entrée en vigueur du décret-loi du 30 octobre 1937 ([1039]), sa nullité ne fut à l'inverse guère douteuse ([1040]).

Mais, depuis l'abrogation de ce texte par la loi du 24 juillet 1966, la question est de nouveau en suspens. Pour les uns ([1041]), l'article 1844 du Code civil interdisant de priver un associé de sa prérogative fondamentale, l'illicéité de la clause de stage est incontestable. En revanche, selon d'autres auteurs, la situation actuelle étant analogue à celle d'avant 1937, il y aurait lieu de reconduire les solutions jurisprudentielles antérieure à cette date ([1042]). Autrement dit, la stipulation statutaire doit être validée dès lors qu'elle se recommande de l'intérêt social et qu'elle n'est que temporaire.

Cette position ne peut véritablement emporter l'adhésion. L'article 1844, alinéa 4, en réputant d'ordre public le droit de participer aux décisions collectives, interdit toute clause statutaire, et a fortiori extra-statutaire, qui priverait un associé de cette prérogative. De surcroît, ce texte vise "tout" associé, ce qui interdit, semble-t-il, les distinctions ([1043]). Dès lors, la clause de stage, en ce qu'elle s'analyse en une renonciation de l'apporteur de capital à son droit de suffrage, inséparable de son droit de participer, est nulle ([1044]). Cette solution s'impose d'autant plus que les auteurs unanimes condamnent les clauses de stage lorsqu'elles concernent les assemblées générales extraordinaires, au motif que l'article 225-113 du code de commerce (ancien art. 166 donne au droit pour  tout actionnaire de participer à ces assemblées un caractère d'ordre public ([1045]).

 

En définitive, ni la cession, ni la renonciation au droit de vote, pas plus que la clause de stage, ne permettent d'effectuer valablement un transfert de cette prérogative. Ils portent directement atteinte au droit de vote. Il n'en va pas de même pour la société holding.

 

B. Une technique licite : la société holding

 

La société holding n'est pas une forme sociale particulière. C'est simplement le groupement constitué en vue de détenir et de gérer des participations financières dans d'autres sociétés ([1046]). Il pourra être purement financier, industriel ou mixte, présentant les deux caractères.

En pratique, il s'agira fréquemment d'une société civile ou d'une société anonyme ([1047]). Les avantages attachés à la société holding sont multiples. Par exemple, elle permet d'acquérir à moindre frais le contrôle d'une société, par un effet de levier juridique ([1048]). De même, elle constitue un moyen de stabilisation du pouvoir social. C'est d'ailleurs cette dernière utilisation qui suscite les difficultés les plus prégnantes au regard du problème du transfert du droit de vote. La validité du procédé est néanmoins affirmée sans ambages par la jurisprudence (a). Cette licéité de principe n'est cependant sans limites : elle est encadrée (b).

 

a- Une licéité affirmée

 

De prime abord, rien ne semble s'opposer à la constitution d'une société holding "par le haut" ([1049]). La liberté contractuelle autorise la formation d'un groupement destiné à concentrer les pouvoirs ([1050]). Néanmoins, la licéité de ce moyen au regard du caractère essentiel du droit de vote n'a jamais cessé de nourrir la réflexion, tant doctrinale que jurisprudentielle. En effet, si dans une société donnée, aucun des actionnaires ne dispose de la majorité des voix en assemblée générale, certains d'entre eux peuvent se grouper et apporter leurs titres à une structure créée pour la circonstance. Celle-ci disposera alors de la totalité des droits de vote de ses membres, du chef desquels elle participera aux organes délibérants de la filiale. Dès lors, on peut légitimement se demander si la constitution de la holding n'est pas un transfert illicite du droit de vote.

Certains auteurs l'ont pensé ([1051]). Les tribunaux ont d'ailleurs paru un temps leur emboîter le pas. Ainsi, la Cour de Paris avait-elle annulé une SARL formée entre trois frères afin de gérer leurs participations dans une société anonyme, au motif que la holding ainsi créée, majoritaire au sein de la société émettrice, dissimulait un pacte de majorité ([1052]). La Cour de cassation elle-même avait invalidé un groupement constitué dans des circonstances analogues, qui aboutissait à priver les membres de la société holding, "seuls titulaires des actions" de leur droit de suffrage au sein de la filiale ([1053]).

Cela étant, non seulement ces décisions avaient été rendues alors qu'un texte prohibait expressément toute forme d'atteinte à la prérogative fondamentale de l'associé, mais elles ne condamnent pas per se la technique du holding. En effet, si la Cour de Paris a annulé la SARL, ce n'est pas en raison de son objet statutaire, prévoyant la détention et la gestion de participations financières, mais de son objet social réel. Le groupement critiqué n'était que fictif et visait seulement à permettre à ses membres de détenir à moindres frais la majorité au sein des assemblées générales de la société émettrice. De même, dans l'affaire soumise à la Cour suprême, la holding était une pure société de façade destinée uniquement à transférer les droits de vote. Autrement dit, si la nullité s'imposait, c'est uniquement parce que le groupement était fictif, constitué dans un but frauduleux.

Cette interprétation est d'ailleurs confortée par la jurisprudence ultérieure à 1966. Ainsi, au nom du respect de la volonté contractuelle, le tribunal de commerce de Paris a-t-il estimé que "s'il est vrai que la liberté de vote est un principe essentiel, quoique non écrit, du droit des sociétés, et que l'actionnaire ne peut valablement aliéner un droit qui n'est pas exclusivement conçu dans son seul intérêt, rien n'interdit de renoncer à cette liberté en renonçant personnellement à la qualité d'actionnaire, pour la remettre ouvertement à un être juridique distinct créé de concert avec d'autres actionnaires nourrissant les mêmes vues sur l'avenir de la société et souhaitant organiser et institutionnaliser cette communauté de vues dans leur intérêt collectif. L'être moral ainsi créé réunit tous les caractères fondamentaux d'une société et notamment […] l'affectio societatis. Conçue pour assurer une égale protection des intérêts des associés, au lieu de la prépondérance des vues sur de l'un sur celles de l'autre que la règle majoritaire pourrait produire, la société ainsi créée, qui conduit à une intégration plus complète de la volonté de ses membres, ne saurait être taxée de méconnaître la notion fondamentale de société. En réalité, elle réalise plus que tout autre cette communauté d'intérêts qui est à la base de la société" ([1054]).

De la même manière, la Cour de Paris a nettement admis la validité de principe de la société holding : "La constitution d'une personne morale ayant pour objet d'acquérir et de gérer la majorité des titres représentant le capital d'une autre société, n'est pas en elle-même une opération illicite. Aucune règle ne permet d'affirmer que la création d'une société de portefeuille, même si elle n'a qu'une seule filiale, doive par principe être assimilée à une convention ayant pour effet de dépouiller l'actionnaire minoritaire de cette société tenue pour un écran fictif, son prétendu droit de vote dans les assemblées de la filiale" ([1055]).

La licéité de la société holding a été également affirmée sans ambiguïté possible par les magistrats parisiens, dans l'affaire Rivoire et Carret ([1056]). Selon ces derniers, "une telle forme de société n'est interdite par aucune disposition légale ou réglementaire ; son rôle consiste précisément à exercer un contrôle sur les filiales pour définir la politique économique de l'ensemble ; il y a lieu de souligner par ailleurs que les actionnaires filiales Rivoire et Carret d'une part, Lustucru d'autre part, ont continué à participer à la vie sociale dans la proportion des capitaux dont ils disposaient ; ainsi n'est pas démontrée une atteinte illicite au droit de vote des actionnaires des filiales, qui puisse entacher de nullité la société holding".

 

En conséquence, la validité de la société holding est incontestable au regard de la prohibition des cessions du droit de vote. Aucun texte ne l'interdisant expressément ([1057]), elle permet d'introduire une certaine dose de flexibilité en droit des sociétés, dans les relations entre associés ([1058]).

La licéité ainsi affirmée de la société holding résulte de la personnalité morale de cette dernière. Ses membres n'ont pas apporté seulement leur droit de vote, mais le titre tout entier. Du fait de sa personnalité juridique, la société ne va pas voter du chef des actions appartenant à ses associés, mais elle va acquérir elle-même la titularité du droit social ([1059]) Il ne s'agit que d'une application des mécanismes de l'apport en société ([1060]).

A la réflexion, ce fondement était déjà sous jacent à la jurisprudence antérieure à 1966. En effet, dans l'affaire Moraël, la nullité de la holding résultait, outre de son caractère fictif ([1061]) d'une convention annexe par laquelle un des associés s'obligeait, sous peine d'être révoqué de ses fonctions de gérant de la société de portefeuille, à toujours voter, du chef de ses propres actions, au sein des assemblées générales de la filiale, dans le même sens que ses coassociés dans la société holding. Dès lors, l'existence de celle-ci avait pour effet de porter atteinte à son droit de vote, puisqu'elle imposait au contractant de voter dans un sens contraire à sa volonté réelle. Autrement dit, la nullité du groupement ne résulte pas de sa nature même mais des circonstances entourant sa création.

 

Ainsi affirmée, la validité du procédé n'est cependant pas sans limites. Les juges n'ont pas entendu donner un blanc-seing aux associés. La licéité de principe de la société holding est donc encadrée.

 

b- Une licéité encadrée

 

Traditionnellement, doctrine et jurisprudence posent une limite à la validité de la société holding : celle-ci ne doit pas être fictive ([1062]). De prime abord, le recours à la fictivité a de quoi surprendre. En effet, la société fictive s'apparente à un contrat de société mal formé, auquel fait défaut un de ses éléments constitutifs, notamment l' affectio societatis ([1063]). En cela, la notion de fictivité doit être distinguée de la simulation ([1064]), qui suppose un acte ostensible et une contre-lettre ([1065]). Or, la société de portefeuille présente tous les caractères d'une société, ses membres ont réellement eu l'intention de se grouper. C'est d'ailleurs là son essence.

Cependant, la notion de fictivité a quelque peu évolué. A côté d'une fictivité purement juridique, existe une sorte de fictivité économique, qui s'apparente à un abus de la personnalité morale ([1066]). Autrement dit, la fictivité ne se rattache pas seulement à l'existence du contrat de société, mais aussi à celle de personne morale autonome. La société sera considérée comme fictive si, une fois constituée, elle ne jouit d'aucune autonomie patrimoniale et/ou décisionnelle et laisse transparaître la personne de ses associés ([1067]).

 

Néanmoins, le recours à cette théorie pour neutraliser la constitution de la société holding ne convainc pas véritablement. La fraude paraît mieux adaptée à la réalité née de ce groupement. Certes, la frontière entre les deux concepts est parfois délicate à tracer, dans la mesure où, dans les deux hypothèses, les parties n'ont pas eu l'intention véritable de constituer une société, en vue de participer aux bénéfices comme aux pertes. Toutefois, les deux notions doivent être soigneusement distinguées. La société fictive n'est qu'une apparence, elle n'existe pas véritablement. En revanche, la société frauduleuse jouit d'une existence réelle mais ses fondateurs ont été animés de buts répréhensibles lors de la formation ([1068]). Ils ont entendu frauder les droits des tiers ([1069]) ou éluder une règle impérative. D'une manière générale, il y aura fraude "chaque fois que le sujet de droit parvient à se soustraire à l'exécution d'une règle obligatoire par l'emploi à dessein d'un moyen efficace, qui rend ce résultat inattaquable sur le terrain du droit positif" (